Vermeer et les maîtres de la peinture de genre

C’est une exposition-événement que le musée du Louvre, en collaboration avec la National Gallery of Ireland et la National Gallery of Art de Washington, organise autour de la figure aujourd’hui si célèbre de Vermeer.
Réunissant pour la première fois à Paris depuis 1966 douze tableaux de Vermeer (soit un tiers de l’œuvre connu du maître de Delft), l’exposition explore le réseau fascinant des relations qu’il a entretenues avec les autres grands peintres du Siècle d’or hollandais.

Les prêts exceptionnels consentis par les plus grandes institutions américaines, britanniques, allemandes et bien sûr néerlandaises, permettent de montrer Vermeer comme jamais auparavant.

La légende d’un artiste isolé dans son monde inaccessible et silencieux s’efface, sans pour autant que Vermeer tende à n’être plus qu’un peintre parmi d’autres. En réalité, mis au contact de celui des autres, son tempérament d’artiste, au contraire, se précise, s’individualise. Plus qu’un lanceur de styles, Vermeer apparaît comme un peintre de la métamorphose.

Gabriel Metsu, Jeune homme écrivant une lettre , 1664-1666. © Dublin, National Gallery of Ireland

Vermeer, c’est le « Sphinx de Delft ». Cette expression fameuse, due au Français Théophile Thoré-Bürger lorsqu’il révéla le peintre au monde à la fin du XIXe siècle, a largement figé la personnalité artistique de Vermeer dans une pose énigmatique. Le mythe du génie solitaire a fait le reste. Johannes Vermeer (1632-1675) n’est cependant pas parvenu à son degré de maîtrise et de créativité en restant coupé de l’art de son temps.
Cette exposition cherche à démontrer, au moyen de rapprochements avec les œuvres d’autres artistes majeurs du Siècle d’or à l’image de Gérard Dou, Gerard ter Borch, Jan Steen, Pieter de Hooch, Gabriel Metsu, Caspar Netscher ou encore Frans van Mieris, l’insertion de Vermeer dans un réseau de peintres, spécialisés dans la représentation de scènes élégantes et raffinées – cette représentation faussement anodine du quotidien, vraie niche à l’intérieur même du monde de la peinture de genre. Ces artistes s’admiraient, s’inspiraient mutuellement et rivalisaient les uns avec les autres.

Johannes Vermeer, La Lettre , vers 1670,© Dublin, National Gallery of Ireland

Le troisième quart du XVIIe siècle marque l’apogée de la puissance économique mondiale des Provinces-Unies. Les membres de l’élite hollandaise, qui se font gloire de leur statut social, exigent un art qui reflète cette image. La « nouvelle vague » de la peinture de genre voit ainsi le jour au début des années 1650 : les artistes commencent alors à se concentrer sur des scènes idéalisées et superbement réalisées de vie privée mise en scène, avec des hommes et des femmes installant une civilité orchestrée.
Bien que ces artistes aient peint dans différentes villes de la République des Provinces-Unies des Pays-Bas, leurs œuvres présentent de fortes similitudes sur le plan du style, des sujets, de la composition et de la technique. Cette rivalité artistique dynamique a contribué à la qualité exceptionnelle de leurs œuvres respectives.

PARCOURS DE L’EXPOSITION

LA PESÉE

La Femme à la balance de Vermeer tire sa beauté du geste arrêté d’une jeune femme, luxueusement vêtue, dans un intérieur à la lumière tamisée. L’équilibre et la grâce : ces qualités sont présentes dans La Peseuse d’or de Pieter de Hooch, un peintre actif plusieurs années à Delft. Les similitudes entre les deux toiles semblent inexplicables, sans que l’un connaisse l’œuvre de l’autre. Vermeer paraît s’appuyer sur la représentation prosaïque de son confrère : une femme pesant des pièces de monnaie. Le motif devient sujet de réflexion, la figure féminine se détachant désormais sur fond de Jugement dernier (tableau dans le tableau).

Caspar Netscher, Femme au perroquet , 1666. © Washington, National Gallery of Art

La qualification morale de la lumière – une certaine manière d’envelopper les êtres et les choses dans le mystère et un abîme de pensée – est toute de Vermeer. Le secret de ces tableaux réside toutefois dans le fait que De Hooch, au moment de leur exécution, avait quitté Delft pour Amsterdam : on ignore ainsi quand il aurait montré sa Peseuse d’or à Vermeer.

MISSIVES AMOUREUSES

Dans le pays le plus urbanisé de l’Europe du XVIIe siècle, il n’est pas étonnant de rencontrer un grand nombre de personnes sachant lire et écrire. Telle n’était pas la situation de la France de Louis XIV, essentiellement rurale. Les peintres de la scène de genre élégante montrent toutefois une certaine variété d’écriture ou de lecture : il s’agit de correspondance amoureuse. On ne saurait surestimer le défi que constitue, pour un peintre, la représentation de l’écriture ou de la lecture : le silence, la concentration et le temps. L’une des trouvailles des peintres est de distribuer les acteurs sur deux tableaux distincts. L’histoire s’en trouve enrichie.

Johannes Vermeer, Jeune fille au collier de perles , 1663-1664, © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais Jörg P. Anders

Vermeer, lui, introduit au premier plan de sa toile une lettre froissée, jetée au sol : suivant une économie de moyens caractéristique, c’est de ce simple objet que rayonne toute l’histoire du tableau. À ce compte-là, les jeunes filles au miroir semblent de délicates variations sur les thèmes du silence, du regard ou du recueillement.

TRIBUTS

Parmi les thèmes prisés par les maîtres de la scène de genre, celui de la visite a peut-être connu le plus de variations. Variations ? Ou plutôt décalages, croisements, tributs. Les visites ici exposées (impromptues, espérées ou importunes) forment une véritable chambre aux échos. À voir ainsi les tableaux rapprochés selon un fondu enchaîné, on comprend que les peintres avaient accès aux œuvres les uns des autres. Encore une fois, c’est Ter Borch qui semble jeter les dés – ses combinaisons sont ensuite reprises par ses collègues, mais réagencées. Leitmotiv de ces peintures, obsession de tous ses rivaux, le satin de Ter Borch est mis en vedette. Netscher, Metsu ou Van der Neer semblent n’avoir vécu que pour peindre une robe plus belle encore que celles de Ter Borch ! Ces visites diversement coordonnées forment un contrepoint aux saynètes qui montrent de jeunes beautés immobiles, occupées à leur toilette et à leur parure.

Jan Steen, Femme à sa toilette , 1663. © Royal Collection Trust/ Her Majesty Queen Elizabeth II 2016

APHRODISIAQUES

L’essor d’un thème fameux – le repas d’huîtres – laisse entrevoir des logiques souterraines. À son habitude, Ter Borch lance le mouvement depuis Deventer, avec un couple dans lequel l’homme entraîne la femme : le vin blanc prélude à d’autres plaisirs… À Leyde, Van Mieris s’empare de cette composition. Steen, actif dans ces mêmes années 1660 à Warmond et ami de Van Mieris, injecte ce tête-à-tête dans une saynète. Autant que les mœurs réorchestrées, les tableaux disent le tempérament des artistes : Ter Borch, hautain, impeccable ; Van Mieris, magistral, comprimant en une miniature toute la truculence du monde ; Steen, enfin, vaguement inquiétant, laisse bruire l’affairisme autour de ses personnages.

Johannes Vermeer, Jeune femme assise au virginal , vers 1671-1674. © National Gallery, London

LES PERROQUETS

La beauté d’un perroquet lie trois œuvres virtuoses – voyez la friandise que la jeune femme fait déguster à son compagnon ailé. À Leyde, Van Mieris est l’élève de Dou, mais il se déprend ici de l’art de son maître : alors que Dou s’évertue à renouveler l’histoire, située dans une niche précieuse, Van Mieris élève au rang de poésie le passe-temps d’une élégante. Son personnage, face au perroquet gris du Gabon, n’a rien à envier aux princesses des cours d’Europe. Netscher, à La Haye, glisse un page dans la pénombre, jouant avec les idées de Dou. Le coussin à ouvrage – celui des dentellières –, situé au centre du Van Mieris, ouvrait autrement davantage à des échos vermeeriens…

Johannes Vermeer, La Laitière , vers 1657-1658. © Amsterdam, The Rijksmuseum

SANS VERMEER ?

Le réseau des peintres de genre actifs après 1650, en Hollande, ne repose pas sur Vermeer seul. Tout ne part pas de lui, tout n’aboutit pas à lui. Il faut garder à l’esprit les relations artistiques liant, par exemple, Jan Steen et Frans van Mieris ; Pieter de Hooch et Gerard ter Borch ; ou encore ce dernier et Jacob Ochtervelt. La combinatoire des motifs et des compositions, pourtant imaginés en des lieux différents et par des maîtres différents, défie les attentes. Ces variations, ces sautes de style appliquées à un même modèle, ces reprises détournées, dessinent tout un monde artistique. Le voir s’éployer sans Vermeer est une façon de réfléchir, en contrepoint, à la nature de son art.

CORDES SENSIBLES Le thème de la joueuse de virginal, ou petit clavecin, réunit les grâces de l’art de Vermeer : la jeunesse, une savante distance, une réflexion seulement à son aise dans de beaux intérieurs. La musique (harmonie, duo ou solo) est propice à toutes les allusions galantes. À celles-ci, Vermeer ne tente pas d’échapper. Il favorise une psychologie resserrée, délaissant les détails et plaçant son personnage – comme son spectateur – à la croisée des interprétations. Voilà peut-être la contribution de Vermeer à la représentation musicale.

Ses avant-courriers s’étaient plu à d’autres jeux : ainsi de la figure d’un page, porteur de boissons ou d’un instrument, qui circule d’un tableau à l’autre sous des pinceaux différents ; ainsi de la soliste, tantôt vue en pied, tantôt aux genoux, de profil ou la tête tournée ; ainsi du maître de chant, plus ou moins entreprenant… Ce sont Ter Borch ou Dou qui paraissent en être les initiateurs, alors que le faîte du raffinement est atteint par Van Mieris.

ENFILADES Peint par Samuel van Hoogstraten avant son départ pour l’Angleterre, en 1662, Intérieur hollandais, dit Les Pantoufles, est la seule composition vide de présence humaine dans l’exposition. L’œuvre – paradoxe séduisant – est exemplaire de la capacité des peintres à suggérer une narration. Clés, socques au sol, chandelle consumée ou porte ouverte sur l’extérieur (invisible) disent le départ tout récent… La chronologie incite à penser que cette peinture a été la source d’autres enfilades. Jan Steen pose un crâne au sol, non loin des « pantoufles » qu’il reprend à son compte : le peintre des ribaudes verse dans la méditation. Pieter de Hooch, lui, se passionne pour l’emboîtement des espaces.

LE JOUR ET LA NUIT

Que Vermeer ait campé son Astronome comme son Géographe au grand jour va-t-il de soi ? Ce n’est qu’à la vue de savants dans leur étude, plongée dans l’obscurité, que la nouveauté de Vermeer devient perceptible. Là où Gerard Dou, son prédécesseur en la matière, figurait un érudit empruntant encore beaucoup à l’alchimiste, entre pittoresque et quête vaine, Vermeer montre un Moderne. C’est la lumière de la raison qui éclaire la scène. Les instruments (astrolabe, arbalestrille, globe) comme le manteau d’intérieur, dérivé du kimono, attestent l’ouverture cosmopolite de la Hollande. Exemples inaccoutumés d’une variation sur soi-même à l’intérieur de l’œuvre de Vermeer, L’Astronome et Le Géographe peuvent donc s’entendre dans la distance établie avec la tradition. Enfin, ni l’un ni l’autre ne sont des portraits : il s’agit bien d’un type professionnel et même d’un type social. L’intérieur comme le costume désignent le personnage comme l’un des membres de l’élite.

DEUX DAMES

La Dentellière du Louvre comme La Laitière du Rijksmuseum sont souvent prises entre contresens et interprétations hardies. La première est perçue comme une ouvrière au travail ; la seconde serait une discrète tentatrice. En vérité, c’est une jeune fille de qualité, occupée à une activité comparable à la musique, qui apparaît dans La Dentellière. Et il semble bien que la robuste créature, se détachant sur fond de mur blanchi à la chaux, absorbée dans la préparation d’un pain perdu, soit d’abord une figure nourricière, sorte d’allégorie de la plénitude et de la santé, une Vertu profane exaltée par la grâce de la lumière. Dans les deux cas, le Vermeer doit se comprendre en relation avec d’autres tableautins. Les rapprochements ici proposés, s’ils suggèrent des filiations, disent surtout le génie de Vermeer. Plutôt que par compilation à partir de ces modèles, c’est par soustraction que se développe sa peinture.

SILHOUETTES

Vermeer n’est pas inconscient de l’attrait comme des prestiges d’une silhouette féminine vue de dos – éternellement mystérieuse. Il n’est pas le seul : Gerard Ter Borch, Pieter de Hooch ou encore Jacob Ochtervelt ont pu faire glisser, d’un tableau l’autre, une jeune personne, ici placée dans un groupe, là en tête à tête, mais, au fond, toujours seule. Le jeu artistique consiste à inventer les moyens de distinguer celle vers qui convergent tous les regards. Tantôt déjetée sur le bord du tableau, tantôt bien campée en son centre, tantôt cristallisant l’attention avec sa robe hors de prix. Le tempérament des artistes éclate au grand jour : De Hooch apprécie les narrations franches ; Ochtervelt joue les trouvères languides ; Ter Borch distille, dans sa peinture, les paradoxes d’une dignité traversée d’ambiguïtés. On comprend dès lors que, chez les collectionneurs hollandais, la conversation sur l’art ait viré à l’art de la conversation.

A LA MANIÈRE DE

Les scènes de genre – figurant les activités, agencées avec science, de l’élite des villes hollandaises – connaissent le succès. Dans les années 1660, ces merveilles entraînent dans leur sillage d’autres peintres, tournés d’abord vers les corps de garde ou les paysans. À Rotterdam, Hendrick Sorgh livre ainsi un Joueur de luth impensable sans De Hooch ou Vermeer. Sa manière évoque cursivement la peinture leydoise. Quiringh van Brekelenkam délaisse ses cordonniers et ses tailleurs pour une atmosphère dans le goût de Metsu ou de Ter Borch. À Haarlem, Cornelis Bega, l’un des virtuoses de sa génération, a dû voir Le Duo de Van Mieris… La modernité offre à ces trois peintres la chance de leur carrière.

ENTRE HISTOIRE ET SCÈNE DE GENRE

Âgé de presque quarante ans, le maître de Delft réfléchit à la notion même de genre pictural. Voyez l’Allégorie de la Foi catholique : Vermeer injecte le vocabulaire suprême de la peinture d’histoire – une figure abstraite incarnant une idée – dans le décor d’une scène de genre précieuse. En lieu et place de jeunes élégantes ou de musiciens se dresse désormais une Vertu dominant le monde, symbolisé par le globe. On reconnaît la Foi victorieuse de l’Hérésie (le serpent). L’intérieur évoque les églises cachées de Hollande, où les catholiques (comme Vermeer) pouvaient pratiquer leur culte en privé. Le calice, le crucifix, le grand missel ouvert, la couronne d’épines, évoquent une liturgie en acte. Au fond, le Christ en Croix, repris du peintre baroque flamand Jacob Jordaens, invite à une méditation pieuse redoublée. La tapisserie, en manière de rideau, vaut comme métaphore de la révélation chrétienne – mais peut- être également artistique.

En savoir plus:

Exposition Vermeer et les maîtres de la peinture de genre

Jusqu’ au 22 Mai 2017

http://www.louvre.fr

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