Une des provinces du Rococo. La Chine rêvée de François Boucher

François Boucher, cet illustre inconnu, l’un des piliers de l’histoire de la peinture au XVIIIe siècle avec Watteau et Fragonard, fut aussi l’un des artistes qui œuvra avec le plus de talent au renouvellement des arts décoratifs.

Au moment où la Chine, cette civilisation aussi ancienne que lointaine, se rapproche de la France par le biais du commerce des objets d’art, Boucher en devient le traducteur : il crée de nombreux sujets chinois qui se diffusent presque aussitôt dans les décors parisiens autant que dans les recueils d’estampes et, inévitablement, dans les arts décoratifs, porcelaine, mobilier et en premier lieu tapisserie.

François Boucher (1703 – 1770),
La Toilette, huile sur toile, 1742
© Museo Nacional Thyssen-Bornemisza,
Madrid

Le musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon, qui conserve depuis deux siècles les dix esquisses réalisées en 1742 pour la manufacture de tapisseries de Beauvais, présente une exposition ambitieuse, forte de cent trente prêts internationaux, en guise de réflexion poétique sur une problématique jamais présentée au public : le processus créatif d’un artiste qui sut, par une curiosité et une créativité exceptionnelles, inventer un répertoire exotique original et, selon le mot des Goncourt, « faire de la Chine une des provinces du rococo. »

Mathieu Criaerd (1689 – 1776), commode de la comtesse de Mailly à Choisy, bâti de chêne, placage
de bois fruitier, laque occidentale dite « vernis Martin », bronze argenté, marbre bleu turquin, 1742 ©
Musée du Louvre, RMN-Grand Palais, photographie Thierry Ollivier

 

Cette exposition est reconnue d’intérêt national par le ministère de la Culture / Direction générale des patrimoines / Services des musées de France. Elle bénéficie à ce titre d’un soutien financier exceptionnel de l’État.

Bateaux ivres

L’une des ambitions de l’exposition est de rendre perceptible pour le visiteur la culture visuelle de François Boucher, qu’il se forme en fréquentant le commerce parisien des objets exotiques alors en plein essor. Le parcours s’ouvre ainsi sur une série d’objets vendus par les marchands-merciers autour de 1730-1740 (paravent de laque, papier peint, porcelaines, etc.), présentés sur une scène aménagée comme l’intérieur d’une boutique.

Anonyme japonais, cabinet, vers 1700, laque, INV. CA1647
© Musée des beaux-arts de Dijon / François Jay

Réalisé pour un couple d’amateurs d’objets exotiques, le décor chinois réalisé par Antoine Watteau vers 1710 au pavillon de chasse de la Muette, à l’orée du bois de Boulogne, joue également un rôle déterminant dans la manière dont Boucher envisage les sujets chinois comme motifs ornementaux. Ce dernier figure parmi les artistes qui se rendent sur place, en 1731, pour en graver les sujets.

Démonté au XVIIIe siècle, le décor est représenté par les douze estampes réalisées par Boucher et par les deux peintures de Watteau subsistantes.

Pot à pinceaux en forme de tiges
de bambou, Chine, province de Jangxi,
fours de Jingdezhen, dynastie Qing (1644-
1912), période Kangxi (1662-1722) © Musée national des Arts asiatiques Guimet,
RMN-Grand Palais, photographie Mathieu
Rabeau

Les caprices du goût

Les recherches menées à l’occasion de l’exposition confirment que Boucher est l’un des collectionneurs d’objets asiatiques les plus ambitieux de son époque. Sa collection, dispersée en 1771 après sa mort, comprend environ sept cents objets asiatiques. Elle se différencie des ensembles contemporains par sa taille et surtout une diversité quasiment sans limite.

Paire de vases en porcelaine céladon et monture en bronze doré aux tritons, Chine, dynastie Qing (1644-1912), époque Qianlong,
1736-1795 (porcelaine) ; Paris, vers 1770, (bronze
doré) © The Al Thani Collection, 2019,

Une sélection d’une cinquantaine d’objets, pouvant s’apparenter aux descriptions de ce cabinet, est présentée de manière à en montrer la richesse et la variété tout en donnant une idée des proportions des différentes catégories d’objets et des typologies formelles, statuettes, porcelaines montées, boîtes de laque en forme de papillons, cadenas, instruments de musique chinois, etc.  Très tôt Boucher utilise cette collection comme matrice visuelle mais aussi comme moyen de se faire connaître sous un double statut, celui d’artiste et celui d’amateur.

Estampe de François Boucher

Il fait publier par Gabriel Huquier, célèbre marchand d’estampes qui sera son partenaire commercial dans le domaine des chinoiseries, un recueil de figures dessinées par lui-même d’après des objets de son cabinet. Ces estampes à l’eau-forte sont rapprochées, dans l’exposition, de modèles asiatiques, de manière à mettre en évidence les transformations formelles par lesquelles l’artiste parvient à donner vie
à sa collection.

La Chine en soie

La maîtrise d’un vocabulaire formel que lui seul domine avec autant d’aisance, impose inévitablement Boucher comme l’auteur des cartons de tapisserie de la seconde Tenture chinoise.

Ateliers de la manufacture de Beauvais d’après François Boucher,
Le Repas de l’Empereur de Chine, 3e quart XVIIIes., tapisserie de basse lisse, laine et soie
© galerie Deroyan, Paris

À la fin du XVIIe siècle, une première tenture avait été tissée à la manufacture de Beauvais mais les cartons étaient peu à peu devenus trop usés et les sujets démodés. Boucher est donc sollicité par Oudry, directeur de la manufacture, pour fournir de nouveaux modèles. Il exécute dix « petits cartons » transposés en grand par le peintre Dumons, à destination des lissiers des ateliers de basse lisse. Huit de ces cartons sont présentés au Salon de 1742 et six sont finalement utilisés pour la tenture. Cette dernière figure parmi les succès de la tapisserie française au XVIIIe siècle, dix suites étant tissées entre 1743 et 1775.

François Boucher (1703 – 1770),
Le Déjeuner, huile sur toile, 1739
© Musée du Louvre, RMN-Grand
Palais, photographie Franck Raux

L’exposition réunit, pour la première fois depuis le XVIIIe siècle, les six pièces de tapisserie, formant un ensemble spectaculaire par ses dimensions et le caractère à la fois exotique et vivant des sujets.

La Chine galante 

Présentée dans une atmosphère élégante et intime évoquant le salon d’un amateur, cette section pose la question de la peinture chinoise de Boucher. L’artiste ne réalise aucune peinture de chevalet dans ce registre, alors qu’il en était tout à fait capable. La Chine demeure un sujet périphérique de son œuvre peinte, mais une périphérie de très haute qualité.

François Boucher (1703 – 1770), Le Chinois galant, huile sur toile, en camaïeu bleu, 1742 © The David Collection, Copenhague, photographie Pernille Klemp

Elle se manifeste d’abord par la représentation insistante d’objets d’art asiatiques, tels que ceux qu’il a pu voir et collectionner, dans quatre scènes d’intérieurs ou « tableaux de mode » exécutés à la fin des années 1730 et réunis à l’occasion de l’exposition. Ces peintures de petit format, au faire impeccable, témoignent d’une grande familiarité de l’artiste avec un marché parisien du luxe qui connait alors de profondes transformations, auxquelles participent de telles images.

Antoine Watteau (1684 – 1721),
Viosseu ou Le Musicien chinois, huile sur toile,
vers 1710 © Collection privée, New-York, NY

Trois dessus-de-portes témoignent d’une autre fonction de la peinture, décorative cette fois. Deux de ces peintures, de délicats camaïeux en bleu et blanc, sont présentées à proximité de la commode et de l’encoignure de l’appartement bleu de la comtesse de Mailly au château de Choisy, car les recherches ont permis de formuler l’hypothèse qu’elles proviennent de ce même décor de grand luxe, conçu comme une partition exceptionnelle en bleu et blanc.

Un Chinois et sa femme, Chine,
dynastie Qing (1644-1911), plâtre, bois
métal, poils © Musée des beaux-arts
de Rennes, photographie Jean-Manuel
Salingue

Copyright Boucher

Davantage encore que dans la peinture, la créativité de Boucher dans le registre chinois s’exprime sur le papier : l’artiste est l’auteur de près d’une centaine de modèles pour l’estampe, diffusés principalement par le graveur et marchand Gabriel Huquier. Tous deux mettent ainsi au point un large répertoire de sujets inspirés de modèles chinois et adaptés au goût européen, réemployés ensuite par les artisans pour des écrans et dans les décors de porcelaines et de mobilier. Le nombre de gravures à sujet chinois produit par Boucher est exceptionnel pour quelqu’un qui n’ était pas un ornemaniste professionnel, et leur influence sur les arts décoratifs, en France et au-delà, est immense.

François Boucher (1703 – 1770),
Le Feu, sanguine, vers 1740
© The Metropolitan Museum of Art,
New-York

Les dessins et estampes exposés permettent de mieux appréhender le passage d’une technique à l’autre, à proximité de plusieurs objets luxueux issus de la manufacture de Vincennes-Sèvres et des meilleurs ateliers d’ébénisterie parisiens permettant de montrer leur adaptation dans des décors d’objets d’art européens.

Manufacture de Vincennes,
Sucrier à décor d’après Boucher (Le Feu), porcelaine tendre, vers 1749-1751
© Collection privée Beaussant-Lefèvre

Cent trente œuvres européennes et asiatiques, prêtées par de nombreux musées et collections particulières, ponctuent ainsi l’exposition dans un parcours poétique mettant à l’épreuve une approche singulière, à la croisée de l’histoire de l’art et de l’histoire du goût. Objets d’art, dessins, estampes, peintures, tapisseries, parmi lesquels de nombreux inédits, permettent d’évoquer la culture visuelle de François Boucher et de démontrer son rôle central et déterminant dans le goût pour la Chine qui se développe en France à son époque. La manière dont cet artiste, collectionneur et curieux exploite les objets exotiques qu’il connait bien, dans sa peinture et son dessin permet de suggérer un rapprochement avec les pratiques de transformation et de remontage opérées au même moment par les marchands-merciers.

Il faut dès lors considérer Boucher comme un inventeur et même un entrepreneur ayant une conscience aiguë des enjeux artistiques et sociaux de son époque, au-delà de l’étiquette un peu trop commode de peintre ou de dessinateur. Sa Chine rêvée est une parenthèse formidablement créatrice de dix ans dans une carrière immense, dont les effets marqueront durablement le siècle des Lumières.

En savoir plus:

Musée des beaux-arts
et d’archéologie
1 place de la Révolution,
25000 Besançon

Jusqu’au 2 mars 2020
www.mbaa.besancon.fr

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