Graver la renaissance – Etienne Delaune et les arts décoratifs

À l’automne 2019, le musée national de la Renaissance présentera la première exposition consacrée à Etienne Delaune, orfèvre et graveur français (1518/19-1583) et à son influence sur les arts décoratifs de la Renaissance.

Reconnu de son vivant comme un graveur hors pair, collectionné par les amateurs de toute l’Europe, il restera jusqu’au XIXe siècle une source intarissable d’inspiration.

Écritoire du duc d’Urbino
Caspar Lickinger,
Pesaro ou Augsbourg, vers 1600
Noyer ; ivoire gravé et incrusté ; corne ; os
H. 17 x L. 48,5 x 37 cm
Londres, Victoria and Albert Museum, acquis en 1958

Cette exposition coproduite avec la RMN-Grand Palais et réalisée avec le soutien exceptionnel de la Bibliothèque nationale de France comptera plus de 130 objets, gravures et dessins pour certains jamais exposés en France et bénéficie de prêts prestigieux venant du musée du Louvre, du Victoria and Albert Museum de Londres ou encore des Musées du Vatican. Elle permettra de découvrir l’œuvre de cet artiste au parcours atypique et à la vie mouvementée, mais aussi de présenter toute la richesse des productions s’inspirant de ses modèles.

Revers de miroir : la mort de Britomartis
Jean Limosin
Limoges, début XVIIe
siècle
Email polychrome
Paris, musée des arts décoratifs

De l’estampe à l’objet, la fabrique des modèles
Il n’est pas rare à la Renaissance qu’un orfèvre se tourne vers la gravure : les outils sont les mêmes et la production d’estampes lui procure un complément de revenus appréciable. Environ 450 estampes seront ainsi gravées par Étienne Delaune d’après les plus grands peintres de son temps (Rosso Fiorentino, Jean Cousin, Baptiste Pellerin, Primatice).

Horloge de table sans son étui de maroquin aux armes de Gaston d’Orléans. Seconde moitié du XVIème siècle. Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, Petit Palais.

Ce qui contribue à faire d’Étienne Delaune une figure d’exception, c’est tout autant la perfection technique de son style que son choix de graver en miniature. Ce format est en effet très adapté aux besoins des artisans, maîtres-orfèvres, émailleurs ou peintres verriers, qui sont toujours à la recherche de modèles simples à copier pour décorer leur propre production. L’adéquation entre cette demande et les motifs gravés par Delaune explique qu’à la fin du XVIe siècle, l’on retrouve ses sujets partout, de la reliure aux vitraux, en passant par le mobilier, l’orfèvrerie, les revers de miroirs émaillés ou les camées. Au XIXe siècle, sa production va même connaitre une seconde vie au travers des multiples faux et pastiches qui nourrissent le goût des collectionneurs pour le style « Renaissance ».

Du modèle à l’objet, de l’innovation à l’archétype, l’art de Delaune a donc traversé les siècles et les techniques en modelant, dans son sillage, tout un pan de l’art français.

PARCOURS DE L’EXPOSITION

1ère section : Étienne Delaune, un artiste, plusieurs vies

Étienne Delaune semble avoir vécu plusieurs vies : né à Milan de parents français vers 1518-1519, on le retrouve compagnon-orfèvre à Paris en 1545, puis médailleur à la Monnaie du Moulin en 1552, une activité qu’il n’exerce que quelques mois avant de revenir à l’orfèvrerie et à la gravure d’estampes. Acquis à la Réforme, il quitte la France après la Saint-Barthélemy pour échapper aux persécutions qui frappent ses co-religionnaires. Il passe ensuite dix ans entre Strasbourg et l’Allemagne au gré des commandes qu’il obtient.
Profitant d’une parenthèse de tolérance envers les protestants, il finit par regagner Paris où il meurt en 1583. Pièces d’orfèvrerie, médailles, archives et estampes constituent autant de jalons de cette existence longue et mouvementée.

Grotesque sur fond noir : Mars
Etienne Delaune
Paris
Burin
7,9 x 5,8 cm
Ecouen, musée national de la Renaissance
Ec. 1716

A. Dans l’atelier du maître-orfèvre

A la Renaissance, les métiers sont gouvernés par une réglementation sévère : la cooptation y est la règle et il est difficile aux étrangers de dépasser le statut de « compagnon », c’est-à-dire ouvrier qualifié. C’est le cas de Delaune, qui ne devient jamais « maître » et ne possède donc pas de poinçon qui permettrait d’identifier les œuvres sur lesquelles il a travaillé. Les deux représentations très réalistes d’orfèvres au travail gravées à la fin de sa vie, témoignant de sa bonne connaissance du milieu des ateliers.

Les mois d’août et d’octobre
France, 1609
Verre, jaune d’argent, grisaille, émaux
Rouen, Musée des Antiquités
Inv. 1653

B. Le Passage à la Monnaie du Moulin

Le 31 janvier 1552, Étienne Delaune est nommé par lettres patentes d’Henri II à la Monnaie du Moulin comme graveur de coins et poinçons. Il s’agit d’une entreprise nouvelle, puisque la Monnaie du Moulin vient d’être établie par le roi sur l’ile de la Cité pour y frapper des médailles à l’aide d’un balancier mécanique, une innovation technique importée d’Allemagne. Delaune n’occupe cependant que six mois ses nouvelles fonctions : lui et son collègue Jean Erondelle sont renvoyés le 25 juin 1552 pour cause de revendications salariales trop importantes et intentent un procès (perdu) à leur successeur. On associe néanmoins à leur passage quelques médailles et poinçons à la gloire du roi Henri II.

Médaille
Paris, 1552
Or
Bibliothèque nationale de France, département des Médailles
et Antiques

C. Saint Barthélémy et vie en exil

Étienne Delaune, artiste protestant, poursuit sa carrière à Paris avant de fuir après la Saint Barthélémy, à laquelle nombre de ses proches n’ont pas survécu. La dernière période de la vie de Delaune se déroule en exil, à Strasbourg et en Allemagne, où il reprend son activité de graveur et de médailleur en collaboration avec son fils Jean.

« Léda » (vers 1570) par Etienne Delaune d’après Michel-Ange – École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris

2ème section : Inventer et graver

Pour réaliser une estampe, l’artiste reporte un modèle dessiné sur une plaque de cuivre en l’incisant à l’aide d’un burin. Les formes, les nuances et les contrastes sont obtenus par un jeu complexe de traits et de points plus ou moins profonds, une technique nécessitant un geste d’une grande précision. La plaque est ensuite encrée et mise sous presse, ce qui permet une production abondante et relativement peu onéreuse. Delaune est l’un des maîtres incontestés de la gravure du XVIe siècle : le format miniature de ses estampes est une prouesse technique, de même que la subtilité de son trait et son « pointillisme » avant la lettre. Cette virtuosité est mise au service de la fidélité au modèle d’origine : comme la grande majorité des graveurs, Delaune n’invente pas ses propres compositions mais copie des dessins qui lui sont fournis.

Pendentif : « le meurtre d’Abel » par Reinhold Vasters – Musée national de la Renaissance (Écouen)

A. Les maîtres italiens et bellifontains

Le chantier de Fontainebleau a eu une influence marquante et durable sur l’art français jusque dans la seconde moitié du XVIe siècle : Delaune a gravé plusieurs compositions d’après des maîtres bellifontains, comme Rosso, Luca Penni ou Niccolo dell’Abate. À une date plus tardive, il a également gravé un cycle d’après des artistes actifs à Rome : l’hypothèse d’un voyage en Italie ne doit pas être écartée et semble être confirmée par des sources d’archives. À chaque fois, Delaune traduit en format miniature les compositions dessinées ou peintes des artistes, avec un grand respect du style de l’artiste qu’il copie.

Projet pour un miroir « à la mort de Julie » (1560-1561) par Baptiste Pellerin – Victoria and Albert Museum (Londres)

B. D’Étienne Delaune à Baptiste Pellerin

On a longtemps considéré qu’Étienne Delaune inventait les scènes qu’il gravait et qu’il était l’auteur de nombreux dessins très proches de ses estampes. Des avancées récentes de la recherche ont permis de redonner la plupart de ces dessins au peintre Baptiste Pellerin. C’est donc à ce dernier qu’il faut aussi attribuer l’invention de la majorité des suites gravées par Delaune, qui est cependant le seul à signer les estampes : à la Renaissance, l’exécution était privilégiée à l’invention et le graveur était souvent plus valorisé que celui qui lui fournissait ses modèles.

C. Un graveur inventeur ?

La question de la part de Delaune dans l’invention de ses propres modèles n’est pas encore tranchée. Cette section mettra en avant les estampes gravées à la fin de sa vie, lorsque l’éloignement géographique de Paris ne lui permet plus de travailler en étroite collaboration avec les peintres parisiens.

Revers de miroir : « Mercure » par Martial Reymond (début du XVIIe siècle) – Musée national de la Renaissance (Écouen)

3ème section : De l’estampe à l’objet : La fabrique des modèles

Au sein des « séries » thématiques d’estampes gravées par Delaune, cette dernière section illustre la diffusion européenne de ces modèles arts décoratifs, sur tous types de supports et de matériaux. Les estampes de Delaune sont en effet remarquablement adaptées aux arts décoratifs : leur petite taille évite aux artisans des mises à l’échelle complexes et les compositions en blanc sur fond noir permettent de d’isoler facilement les motifs. Les sujets représentés participent aussi de cette popularité car ils reflètent les choix artistiques à la mode.

A. Chasses, Combats et Triomphes

Étienne Delaune a gravé plusieurs séries de format horizontal mettant en scène des Chasses à divers animaux (cerf, sanglier, oiseaux…), des Combats, des Guerriers antiques et des scènes de Triomphes militaires. Ces thèmes renvoient à l’idéal de vie nobiliaire et constituent donc d’excellents modèles pour orner des objets précieux ainsi que des décors mobiliers, qu’ils soient à vocation guerrière (comme des armures ou des boucliers) ou d’apparat.

B. Les Mois de l’année

Depuis le Moyen-Âge, on illustre le passage des saisons en représentant les travaux agricoles avec la succession des signes du zodiaque. Delaune a gravé au cours de sa carrière deux séries des Mois de l’année, de tailles différentes mais aux compositions très proches. Toutes deux ont connu un grand succès auprès des artisans en raison de la possibilité de décliner leur thématique sur des ensembles : on les retrouve ainsi reproduites sur de multiples séries d’assiettes en émail de Limoges, mais aussi sur des coupes en argent doré, des vitraux civils ou des horloges.

C. Sujets bibliques

Delaune, peut-être en raison de ses convictions protestantes, a concentré sa production religieuse sur l’Ancien Testament : sa grande série de la Genèse constitue un sommet de son art, avec une subtilité dans le tracé et des jeux de transparences qu’on ne retrouve chez aucun de ses contemporains.
Ces scènes historiées aux compositions complexes se prêtent mal aux petites surfaces : elles ont donc principalement servi à décorer des objets de bonne taille, comme des assiettes, des fonds de coupe ou des objets de forme.

D. Sujets mythologiques

Au sein des ensembles à thème mythologique, les plus cohérents datent d’avant l’exil de Delaune, comme le cycle de l’Histoire de Diane. Les séries plus tardives juxtaposent des épisodes sans lien entre eux et à la composition assez sommaire. Ce sont cependant ces dernières qui ont le plus été utilisées par les artisans comme modèles : leur simplicité même les rend plus facilement traduisibles en décor émaillé ou gravé.

E. Sujets allégoriques

Les Quatre Eléments ou les Arts Libéraux constituent des sujets décoratifs de choix : ils permettent de décliner une même thématique sur plusieurs objets ou plusieurs faces d’un même objet, comme les parois d’une horloge ou les vantaux d’un meuble. Delaune n’est pas nécessairement la seule source d’inspiration : les artisans disposent d’un répertoire de modèles gravés de plusieurs auteurs, qu’ils associent entre eux au gré des commandes.

F. Grotesques

Les grotesques constituent le motif ornemental par excellence. Etienne Delaune en a gravé un nombre très élevé au cours de sa carrière, au point que ces figures sont l’image qu’on associe le plus directement à son nom. Il s’agit de petits modules que l’on peut décliner sur tout type de surface, sans contrainte narrative, ce qui en fait une source d’inspiration idéale pour les arts décoratifs. De tous les modèles de Delaune, c’est sans doute ceux qui ont connu la fortune la plus importante et que l’on retrouve sur tout type de support, du plus petit au plus monumental.

Conclusion : Delaune après Delaune

En ayant laissé une telle marque sur les arts décoratifs de la Renaissance, il n’est guère étonnant que Delaune ait aussi nourri l’imagination du XIXe siècle. Les mêmes caractéristiques techniques qui rendaient ses estampes si aisément exploitables pour des artisans de la Renaissance ont été mises à profit pour créer nombre de faux, notamment en orfèvrerie. Delaune aura donc si bien incarné l’esprit du XVIe siècle français que les faussaires se sont naturellement tournés vers ses modèles pour « faire vrai ». Quel plus bel hommage ?

En savoir plus:

Musée national de la Renaissance – Château d’Ecouen
95440 Ecouen (Val-d’Oise)

Jusqu’au 3 fevrier 2020

https://musee-renaissance.fr/

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