Formes vivantes

L’exposition Formes vivantes invite le public à se plonger dans l’univers fascinant du vivant vu par les artistes, dans un dialogue entre arts et sciences. De la Renaissance jusqu’aux créations les plus récentes, les œuvres réunies dans cette exposition inédite proviennent d’institutions prestigieuses – musées, écoles d’art, universités –, de collections d’artistes, de collections privées, de galeries ou ont été créées spécialement pour l’occasion.

À l’image de l’élancement végétal d’une anse ou de la lèvre d’un vase, les formes issues d’une mise en mouvement de la matière argileuse ne partagent-elles pas avec le vivant une qualité, une dynamique ou une histoire ?

Dans l’art de la céramique, l’omniprésence des formes du vivant invite à s’interroger sur les liens qui unissent une inspiration organique et une matière minérale : pourquoi employer une terre figée par la cuisson pour évoquer la diversité, le dynamisme et les transformations qui animent l’animal ou le végétal ?

Boîte en forme de coquillage, vers 1760, porcelaine dure, manufacture de Nymphenburg, Musée national de Céramique, Sèvres ©
RMN-Grand Palais (Sèvres, Cité de la céramique) / Mathieu Rabeau

La frontière entre matière vivante et matière inerte est aujourd’hui remise en question, autant par des hypothèses scientifiques que par des intuitions artistiques. Des décors naturalistes de Bernard Palissy aux céramiques imprimées en 3D, une proximité spécifique entre la céramique et le vivant émerge des œuvres présentées.

Composé de trois sections, le parcours proposé dans l’exposition est une déambulation qui suscite un dialogue entre œuvres patrimoniales, propositions artistiques contemporaines et objets scientifiques, tout en questionnant notre rapport au vivant au fil du temps.

Le parcours de l’exposition

Naturalisme

Dès l’introduction, le visiteur est amené à s’interroger sur les liens entre la céramique et le vivant, entre ce qui est figé et ce qui est en mouvement, entre le minéral et l’animal ou le végétal.

La première partie de l’exposition intitulée « Naturalisme » a pour but de comprendre l’attrait exercé par le vivant sur les artistes. À la Renaissance, nombreux sont les créateurs qui sont aussi des savants.

Bassin en forme de nacelle, Bernard Palissy, terre cuite à glaçure plombifère de grand feu, fin du XVIe
siècle, Musée des Beaux-Arts,
Lyon © Lyon MBA – Photo Alain Basset

Bernard Palissy et ses suiveurs

Au XVIe siècle, Bernard Palissy (vers 1510-1590) s’illustre par l’originalité de ses céramiques ornées d’animaux et de végétaux, souvent réalisés par la technique du moulage sur le vif. Son art est indissociable de son intérêt pour la nature : il observe la terre, ainsi que les matières et les êtres vivants qui la peuplent, et cherche à expliquer les phénomènes physiques et biologiques qui la transforment. En plus d’être un excellent céramiste, Palissy fut tour à tour arpenteur-géomètre, géologue ou enseignant, ce qui lui permit d’être au plus près de la nature et de l’observer avec finesse et justesse. Ce savoir à la fois pratique et théorique de la nature fait de lui un des grands savants de son temps.

Son œuvre, inscrit dans une époque où l’opposition entre minéral et vivant n’existe pas encore, marque l’histoire de l’art et connaît, aujourd’hui encore, une postérité florissante. La série des Vagues pour Palissy réalisées par Johan Creten (né en 1963) lors d’une résidence à la Manufacture Nationale de Sèvres en 2007 illustrent l’attrait que constitue l’œuvre de Palissy pour les artistes contemporains. Artisan du renouveau de la sculpture contemporaine en céramique, Johan Creten partage avec Palissy le goût pour la quête longue et difficile que nécessite cet art. Ces grès à décors de cristallisations traduisent plastiquement un double mouvement de soulèvement et d’effondrement. L’artiste a créé des points d’observation en grès émaillé depuis lesquels le spectateur est invité à apprécier sous différents angles les ondulations de ces vagues.

Moyenne vague pour Palissy, Johan Creten, 2007, grès chamotté et émail de Sèvres à cristallisations, Manufacture nationale de
Sèvres © Creten Studio, ADAGP 2019

Chez Jean Girel (né en 1947), le naturalisme s’exprime moins par les effets de modelage que par les phénomènes céramiques qu’il travaille de sorte à donner à ses œuvres un aspect rappelant l’épiderme des animaux. Par sa maîtrise, le potier démontre de manière spectaculaire à quel point les formes du vivant et des matières minérales peuvent être proches. Son inspiration trouve ses sources dans la nature, notamment lorsque l’animal s’empare du minéral pour inventer des textures, des formes ou des couleurs, comme c’est le cas pour les coquilles d’œufs ou les coquillages.

Boite grenouille, Jean Girel, série “ Batraciens ”, porcelaine dure, 2019, collection de l’artiste © Jean Girel, ADAGP 2019

La construction de la nature

Entre le XVIe et le XVIIe siècles, les sciences naturelles se structurent, l’observation des espèces et la collecte des spécimens se codifient. Une séparation émerge entre l’homme et la nature, envisagée comme objet d’étude. Les matières de l’univers sur lesquelles se pose l’œil du naturaliste se trouvent ainsi mises à distance. Le vivant s’inscrit alors dans ce rapport à la nature qui s’exprime sous la forme d’une multitude d’images naturalistes produites à des fins de connaissance rationnelle et de classification. La recherche de fidélité dans la représentation de l’animal se révèle notamment dans de nombreuses œuvres d’art en céramique produites à cette période.

Afin de promouvoir la porcelaine de Meissen mise au point au début du XVIIIe siècle et soucieux de montrer le niveau de maîtrise atteint par la manufacture, le prince-électeur de Saxe Auguste II dit le Fort commande une série d’animaux en porcelaine pour orner les murs du Palais japonais de Dresde. Pour réaliser ces animaux grandeur nature, les modeleurs ont pu observer les spécimens vivants conservés dans la ménagerie de Dresde, conçue avant tout comme le symbole du prestige princier. Toutefois, créer une ménagerie en porcelaine relevait alors d’une véritable prouesse. Les détails très précis et la composition tournante très dynamique, associés aux difficultés techniques vaincues, font de cette pièce une œuvre majeure de l’histoire de la porcelaine européenne.

Vautour dévorant un cacatoès, modèle de Johann Joachim Kaendler, 1734, porcelaine dure émaillée, manufacture de Meissen,
Musée national de céramique, Sèvres © RMN-Grand Palais (Sèvres, Cité de la céramique) / Adrien Didierjean

“ Naturaliser ” le corps humain

Si le règne animal et le règne végétal sont à l’honneur chez Palissy et ses suiveurs ou dans la sculpture animalière, le corps humain a également fait l’objet d’interprétations artistiques plus ou moins réalistes.

La barrière érigée par l’Occident moderne entre nature et culture isole l’être humain du reste du vivant. Pourtant, la matière qui le constitue se prête aussi bien aux jeux naturalistes du moulage. Le corps humain peut même paraître plus familier que l’animal, à la fois incontournable et disponible pour l’artiste désireux de restituer avec fidélité des formes du vivant.

Dans le corps humain, le visage est le lieu où les mouvements de l’âme s’expriment le mieux. Il est l’interface avec l’âme. À une époque où la photographie ne permet pas encore de garder la trace du corps, de conserver l’image de l’être cher, le masque mortuaire connut un succès croissant.

Cet attrait pour le corps est également présent chez des artistes comme Michel Gouéry (né en 1959) ou Pascal Convert (né en 1957), pour lesquels la technique du moulage permet de restituer la présence figée ou grouillante du corps, sous une forme figée dans l’absence par le vide ou alors grouillante d’éléments rajoutés.

Imaginaires organiques

Dans la deuxième partie de l’exposition, il s’agit moins de restituer la nature de manière fidèle, que de trouver dans les formes de la nature ce qui a pu servir l’imaginaire des artistes.
L’énergie qui se dégage des végétaux et des animaux, de leur croissance et de leur prolifération, inspire un jaillissement d’inventions formelles qui s’affranchissent des modèles offerts par la nature. L’imitation d’une forme fait alors place à la mise en œuvre de processus biologiques qui irriguent la céramique, dont les techniques sont employées tout à tour à des fins de stylisation, d’hybridation ou d’abstraction.

Sans titre [9032c], Wayne Fischer, porcelaine, 2018, collection de l’artiste © Wayne Fischer
Du Rocaille à l’Art nouveau, l’ornement est ainsi le lieu d’une “ vie des formes ” libre et foisonnante. Les transformations subies par la matière céramique favorisent par ailleurs un imaginaire de la métaphore qui se développe dans le courant symboliste ou la sculpture contemporaine.

Marqué par un goût pour la symétrie autant que par les arabesques et les mélanges d’éléments éclectiques, l’esprit Rocaille est caractérisé par des formes aux courbes et contre-courbes marquées, par des objets dont l’esthétique est chargée, voire surchargée. Surtout, les formes rocaille trouvent leur inspiration dans le motif de la coquille, la forme végétale comme la feuille de céleri, et de petits fruits ou légumes formant les boutons de prise des objets en faïence ou en porcelaine.

Rocaille, François Boucher, XVIIIe
siècle, dessin à la pierre noire sur papier brun, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris
© Beaux-Arts de Paris, Dist. RMN-Grand Palais / image Beaux-arts de Paris

La saucière dite “ Duplessis ” porte le nom de l’artiste qui en a dessiné le modèle, Jean-Claude Duplessis (1699-1774), dessinateur, bronzier et orfèvre. L’objet est un véritable tour de force technique, nécessitant un moulage complexe. La cuisson est parfaitement maîtrisée pour éviter les fentes, risques liés à la structure et à la finesse de l’objet, plutôt adaptées à l’orfèvrerie. La forme en navette est décorée d’un motif de vague qui semble projetée sur le corps de l’objet, de brindilles et de feuillages d’algues et de coraux qui se prolongent pour former les pieds de la saucière. La force esthétique de cette terrine réside dans le mouvement, dont l’œil ne saurait distinguer le début ou la fin, comme le veut l’esthétique rocaille en vogue au milieu du XVIIIe siècle.

Plus tard, le vivant est un thème qui traverse l’ensemble de l’œuvre d’Émile Gallé (1846-1904), qu’il s’agisse de ses céramiques, de ses pièces ébénisterie ou plus encore de sa pratique du verre, employé notamment par l’artiste pour donner vie à un imaginaire aquatique, comme
c’est le cas avec la Main aux algues présentée dans l’exposition en regard d’autres productions de l’artiste. Le verre polychrome et ses effets de transparence offrent un jeu formel et symbolique autour de l’eau dont les ondulations ont séduit les artistes de l’époque.

Saucière “ Duplessis ”, 1756, porcelaine tendre, manufacture de Vincennes, Musée du Louvre, Paris © RMN-Grand Palais (musée
du Louvre) / Jean-Gilles Berizzi

Dans la lignée d’Émile Gallé, les artistes de l’Art nouveau cherchent l’harmonie entre la structure de l’objet et son décor à travers le végétal, la tige, la liane dite aussi ligne “ en coup de fouet ”. Chez Hector Guimard (1867-1942), cette recherche s’opère d’abord dans l’architecture avec la construction du Métro parisien ou du Castel Béranger, avant de s’appliquer à des œuvres sculpturales. Les pièces produites en grès à la Manufacture nationale de Sèvres au tournant du XXe siècle témoignent du goût de l’époque pour l’esthétique toute en courbe de l’Art nouveau.

La jardinière dite “ Vase des Binelles ” se présente comme une grande colonne à anses curvilignes. Sa couverte “ à cristallisations ” est due à une saturation en oxyde de zinc qui, au cours du refroidissement de la pièce, permet la formation de cristaux comparables à ceux de certains minéraux. Cette technique, mise au point à Sèvres à la fin du XIXe siècle, fut très appréciée des artistes de ce courant. La taille de ce vase combinée au petit nombre de tirages réalisées font de cette œuvre une pièce majeure de l’histoire de la céramique.

Vase des Binelles, Hector Guimard, 1903, grès à couverte de cristallisations, manufacture nationale de Sèvres, dépôt au Musée
national Adrien Dubouché, Limoges, Paris © RMN-Grand Palais (Limoges, Cité de la céramique) / Guy Gendraud

Hybridations

Dans l’histoire des sciences, la publication en 1859 de L’Origine des espèces par Charles Darwin est un bouleversement majeur qui se répercute dans l’imaginaire de la fin du XIXe siècle. La théorie du naturaliste britannique envisage comme critère de survie des
espèces leur capacité à s’adapter à leur environnement. L’idée de la sélection naturelle
s’impose comme moteur de l’évolution et soumet l’espèce humaine aux mêmes contraintes, ce
qui établit une continuité inédite avec le règne animal.

Cette remise en question de l’ordre du monde nourrit l’imaginaire des artistes de la fin du siècle, qui mettent en scène ces passages de frontière entre humain et animal, entre animal et végétal. La céramique se prête notamment au jeu des hybridations à la fois par la transformation matérielle dont elle est issue, mais aussi par sa malléabilité.

Pour Jean Carriès (1855-1894), la découverte des grès artistiques japonais à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris en 1878 constitue une véritable révélation. L’emploi du grès dans son travail coïncide avec l’apparition d’un bestiaire original, où dominent les formes inspirées d’êtres vivants. Tirant ses formes de la nature, il donne vie à des créatures hybrides recouvertes d’une peau dont l’aspect grumeleux est bien rendu par le grès. Sans que la connaissance des travaux de Darwin par Carriès ne soit avérée, son œuvre s’inscrit dans un contexte artistique marqué par l’idée de la chimère.

Grenouille à oreilles de lapin, Jean Carriès, grès, 1891, Petit Palais – Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris © Patrick
Pierrain/Petit Palais/Roger-Viollet

Abstraction et biomorphisme

Né dans les années 1930, à la croisée du surréalisme et de l’art abstrait, le “ biomorphisme ” est une manière de suggérer le vivant au moyen de formes non figuratives, à la fois familières et énigmatiques. Aujourd’hui encore, de nombreux artistes contemporains trouvent dans la céramique un matériau idéal pour évoquer plastiquement des dynamiques ou des processus organiques.

De son expérience dans l’industrie de la porcelaine de Limoges, Nadège Mouyssinat (née en 1984) a conservé la technique du coulage, la préparation des moules en plâtre et le goût pour la recherche patiente de la perfection formelle. Ce savoir-faire est mis au service d’un univers plastique abstrait, à la fois fluide, aiguisé et chargé de références fantastiques. En jouant sur la coloration de la pâte liquide, l’artiste obtient des marbrures noires faussement symétriques, qui se déploient sur des volumes aux courbes organiques résultant de la répétition d’une forme et qui donnent à la pièce son identité. Les formes de Nùria… Moreneta du Pirineu évoquent à la fois des éléments végétaux comme des arbres fantomatiques, et une présence féminine suggérée par les courbes et contre-courbes.

Nùria… Moreneta du Pirineu, Nadège Mouyssinat, 2017, porcelaine, collection de l’artiste © Eric Bloch

À l’intérieur du vivant

La troisième partie de l’exposition est conçue comme un zoom à l’intérieur du vivant, un voyage à travers l’infiniment petit. La scénographie de cette salle évoque un laboratoire scientifique, avec ses vitrines renfermant des objets de sciences naturelles et ses paillasses à la blancheur aseptisée.

La représentation des organes ou des mécanismes internes des êtres vivants est souvent liée à la médecine ou à la biologie. Les univers visuels produits par la science attisent également la curiosité des artistes, qui s’approprient les formes invisibles et les processus cachés du vivant.

De la sculpture à la prothèse biomédicale en passant par le design d’objet en céramique imprimée en 3D, l’art et la science s’entremêlent et révèlent des contacts insoupçonnés entre le vivant et le minéral. Dans la céramique s’incarnent alors différentes réflexions esthétiques et éthiques sur la connaissance et la définition de la vie, ses limites ou sa maîtrise par l’homme, de l’échelle du corps à celle du gène.

Seed bed, Jonathan Keep, porcelaine imprimée en 3D, 2013, Musée national Adrien Dubouché, Limoges © Jonathan Keep

Anatomie et dissection

Qu’elle soit scientifique ou artistique, d’hier ou d’aujourd’hui, la culture visuelle est marquée par des représentations de l’anatomie, qui suscitent fréquemment un sentiment d’émerveillement teinté d’inquiétude, voire de dégoût.

Ce rapport ambivalent à la mise en images du corps disséqué s’exprime dans des œuvres en céramique dont les qualités de forme et de matière permettent de représenter des organes. Cœur, os, vaisseaux sanguins ou musculature composent ainsi un paysage fragmenté du corps, parfois proche des études anatomiques. Si ces dernières présentent le corps humain comme un système mécanique dont les parties sont réparables ou remplaçables, la vibration de la matière céramique restitue le caractère vulnérable de ces organes mis à nu.

Femme vue de dos dite l’“ Ange anatomique ”, Jacques-Fabien Gautier d’Agoty, entre 1745 et 1748, Quatorzième planche de la
Myologie complète en couleur et grandeur naturelle, estampe polychrome, « manière noire » quadrichrome, Muséum national
d’histoire naturelle, Paris © Museum national d’Histoire naturelle, Paris

Les ouvrages d’anatomie ou de médecine se développent aux XVIIe et XVIIIe siècles, parallèlement aux connaissances nouvelles en la matière. La femme vue de dos gravée par Jacques-Fabien Gautier d‘Agoty (1716-1785) au XVIIIe siècle fut nommée “ Ange anatomique ” par André Breton au début du XXe siècle, piqué par le mélange de fascination et de répulsion suscité par l’œuvre, dont la portée dépasse la valeur scientifique.

Sur cette image, le contraste entre les traits délicats de la jeune femme nue coiffée d’un ruban et son corps écorché interpelle. Si le choix d’un modèle féminin est ici officiellement justifié par le format, on sait néanmoins que les dissections de corps humains donnaient lieu à des démonstrations publiques, théâtralisées, auxquelles davantage de personnes assistaient si le sujet disséqué était une femme. Par ailleurs, outre son caractère scientifique, cette estampe se révèle être une véritable œuvre d’art graphique, dont la technique est parfaitement maîtrisée, et le rendu des couleurs très pictural.

Vase Viscère, Alphonse Voisin-Delacroix et Pierre-Adrien Dalpayrat, 1892-1893, grès émaillé, collection Michel Laporte © de
Baecque & Associés

Chez Pierre-Adrien Dalpayrat (1944-1910), les viscères sont considérées comme des contenants dont les formes peuvent se révéler très plastiques. Le Vase Viscère en grès émaillé daté de 1892-1893 est constitué d’une panse galbée sur sa partie inférieure, surélevée par trois pieds zoomorphes. Jugées géniales par les uns, macabres par les autres, les pièces de Dalpayrat sont saisissantes notamment en raison de leur couverte flammée à base d’oxydes de fer et de cuivre, de couleurs bleu-gris imitant la décomposition des chairs, ou des rouges imitant le sang – comme le fameux “ sang de bœuf ” .

Structures microscopiques

L’invention du microscope au XVIIe siècle permet la découverte et l’observation d’organismes jamais vus auparavant, tels que des bactéries ou des cellules de plantes. En 1902, le biologiste allemand Ernst Haeckel (1834-1919) publie Kunstformen der Natur, un livre resté célèbre pour ses planches révélant l’existence de planctons et d’être vivants unicellulaires, dont les formes extraordinaires fascinent les artistes.

Biologiste et philosophe allemand, disciple de Darwin et père de l’écologie, Ernst Haeckel a promu un art moderne renouvelé par le regard des savants sur la nature grâce à l’observation de l’infiniment petit au microscope et à l’exploration des fonds marins. Dans le recueil Formes artistiques de la nature, il a présenté des micro-organismes sous-marins qui témoignent de l’infinie variété de la géométrie du vivant. Cette planche représente des créatures planctoniques appelées radiolaires : les spécimens ont été dessinés dans une position qui permet leur identification tout en soulignant leur structure. L’architecte français René Binet (1866-1911) a d’ailleurs révélé qu’il s’était inspiré des planches de radiolaires pour concevoir la porte monumentale de l’Exposition universelle de 1900 à Paris.

“ Cyrtoidea –Flaschenstrahlinge ” [Radiolaires nasselaires], planche XXXI pour Kunstformen der Natur [Formes artistiques de la
nature], Ernst Haeckel, lithographie sur papier, 1899-1904 © Museum national d’histoire naturelle, Paris.
Plus récemment, le biologiste Philippe Bouchard a identifié des ressemblances formelles entre les sculptures en grès chamotté de Jean-Michel Barathon-Cadelle (né en 1951) et les protistes, des organismes unicellulaires pourtant inconnus de l’artiste lorsque celui-ci les a modelés. Issue de ces rapprochements, l’exposition Céramiques vivantes (Clermont-Ferrand, 2011) visait à expliquer certaines notions de morphogenèses du vivant tout en valorisant le travail originel d’un artiste. En effet, la manière de contraindre une forme ovoïde pour obtenir une structure complexe fait écho à la manière dont les protistes développent leur exosquelette.
Par ailleurs, la technique du raku basée sur un refroidissement brutal de la pièce à la sortie d’un four donne à chaque pièce des craquelures uniques et imprévisibles qui, comme dans le vivant, signent leur identité

Mirifusus, Arnold Annen, 2011, faïence émaillée, collection de l’artiste © Arnold Annen

De même, l’artiste Arnold Annen (né en 1952) s’est inspiré de ces organismes microscopiques pour composer des formes à partir d’un volume simple coulé dans un moule réalisé sur une forme tournée. Le titre même des œuvres renvoie à des planctons unicellulaires (les radiolaires) caractérisés par un exosquelette aux formes étonnantes de complexité. Certaines excroissances des pièces de porcelaine sont réalisées à l’aide de pâte liquide appliquée à la seringue ; d’autres, plus grosses, nécessitent un moulage secondaire. La porcelaine, fine et translucide, remplace ici le dioxyde de silicium employé par les planctons pour bâtir leur exosquelette. Elle rappelle l’utilisation créative du minéral par le vivant dans la fabrication de structures complexes.

Programmer le vivant ?

Des lois de Mendel aux “ ciseaux moléculaires ”, en passant par la forme en double hélice de l’ADN identifiée en 1953, la découverte progressive de la génétique a permis d’envisager le vivant comme un “ programme ” sur lequel il est possible d’intervenir.
Parallèlement, la révolution numérique a offert de nouvelles perspectives d’imitation de la nature : des formes scannées ou conçues de manière informatique peuvent être produites en céramique via l’utilisation d’imprimantes 3D adaptées à la pâte de grès ou de porcelaine. Il est alors possible de lier la puissance de calcul de l’informatique et les propriétés physiques de la céramique pour créer non seulement des éléments d’architecture ou des sculptures, mais aussi des prothèses qui contribuent à troubler les frontières entre le minéral et le vivant, entre le naturel et l’artificiel.

PolyBrick 3.0, Jenny E. Sabin, céramique imprimée en 3D, glaçure hydrogel à base d’ADN de synthèse, Sabin Design Lab Cornell
University, 2017, © Shogo Hamada and Luo Lab, 2017

Dans la démarche expérimentale de Jenny E. Sabin (née en 1974) tournée vers l’architecture vivante du futur, la céramique joue un rôle de cheville ouvrière. Au sein du laboratoire qu’elle dirige à l’université de Cornell, elle a ainsi développé PolyBrick 2.0, un système de briques mimant l’ostéogenèse, puis PolyBrick 3.0, une tuile porteuse, dans sa glaçure en hydrogel, d’une information codée sous forme d’ADN de synthèse. L’idée est d’imaginer une architecture capable de s’adapter, à la manière du vivant, à des conditions environnementales (température, humidité, lumière). Pour concrétiser cette création virtuelle dans une matière physique, l’architecte a choisi la céramique pour sa plasticité mais aussi afin de réinvestir un matériau historique de la construction en l’adaptant aux recherches contemporaines.

Cellules d’os sur une prothèse en céramique, 2019, photographie © I-Ceram

Dans un autre domaine, l’utilisation de prothèses, objets fabriqués en divers matériaux pour remplacer des organes manquants (œil, os ou dent) remonte à l’Antiquité. Si les premières couronnes dentaires en porcelaine datent du XVIIIe siècle, les prothèses actuelles en biocéramiques ont toutes la particularité d’interagir avec les cellules de l’organisme. Elles peuvent être en matériaux dits inertes – alumine poreuse ou zircone – , ou reproduire la structure chimique de la partie minérale de l’os – hydroxyapatite – et arriver à s’intégrer au tissu osseux.

Dans les deux cas, ces fruits de l’ingénierie et de la médecine de pointe sont des domaines d’excellence de Limoges. Développée par l’entreprise I.CERAM, la prothèse de sternum est imprégnée d’antibiotiques pour minimiser le risque d’infection post-opératoire.

Prothèse de sternum, 2011, alumine poreuse, société I.CERAM, Limoges, Musée national Adrien Dubouché, Limoges © RMNGrand Palais (Limoges, Cité de la céramique) / Tony Querrec

L’exposition se termine sur les travaux de recherche du laboratoire de recherche La Céramique comme expérience (CCE) de l’École Nationale Supérieure d’Art de Limoges. Sous la responsabilité de Michel Paysant (né en 1955), ce laboratoire créé en 2015 a pour objectif de favoriser une création contemporaine transversale entre les filières art et design autour de la céramique. L’enjeu est de favoriser la rencontre entre artistes, théoriciens, enseignants, étudiants, techniciens autour d’idées, de gestes, et d’outils. Le numérique participe à cette réflexion, intégrant à l’étape de la conception, la phase de modélisation 3D et ses applications d’impression. Les œuvres créées au laboratoire pour l’exposition Formes vivantes montrent un échantillon de possibilités conceptuelles et plastiques qui permettent au visiteur de comprendre les enjeux actuels et futurs de la création céramique.

Aquarium présentant des boutures de coraux sur alumine poreuse (I. CERAM) et décor en céramique poreuse (Aquaroche), prêt de
l’Aquarium de Limoges, © Musée national Adrien Dubouché

En guise de conclusion, un aquarium, prêté par l’Aquarium de Limoges, illustre l’application de la céramique à l’environnement. Les roches en céramiques créées par la société limousine Aquaroche remplacent les morceaux de récifs coralliens habituellement extraites du milieu naturel, et permettent ainsi de sauvegarder les équilibres aquatiques fragiles. Microporeuse, cette céramique sert d’habitat aux micro-organismes nécessaires au bon état de santé d’un aquarium.

La structure présentée dans l’exposition sert de support à l’alumine poreuse produite par I.CERAM et sur laquelle les boutures de corail prolifèrent rapidement, permettant ainsi de repeupler les récifs coralliens. Cette expérimentation débutée en mars dernier donne de bons résultats. Ces deux dispositifs illustrent les extraordinaires possibilités apportées par les céramiques dites techniques dont Limoges s’est fait une spécialité.

En savoir plus:

Exposition jusqu’au 10 février 2020,

Place Winston Churchill
Musée National de la Porcelaine Adrien Dubouché
87000 LIMOGES

Site internet : http://www.musee-adriendubouche.fr/

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