Trois voiles d’autel arméniens brodés de perles
Offrandes votives à l’église Saint Élie
Empire ottoman ou Caucase, vers 1880–1915
Ce rare ensemble est constitué de trois antépéndiums liturgiques (voiles d’autel ou devants d’autel) réalisés en tissu rouge profond (probablement un drap de laine ou feutre fin), entièrement brodés à la main de perles de verre tubulaires. Chaque pièce présente une composition symétrique et soigneusement agencée autour d’un grand motif central floral, encadré de deux paons affrontés, posés au milieu d’un riche décor végétal stylisé.
Ces textiles appartiennent à une tradition liturgique bien attestée dans les paroisses arméniennes de l’Empire ottoman et du Caucase russe à la fin du XIXe siècle. Offerts par des fidèles, ils étaient suspendus devant l’autel à l’occasion des grandes fêtes religieuses, notamment Noël, Pâques, l’Assomption ou la mémoire des martyrs.
Matériaux : tissu rouge bordeaux en coton, perles de verre tubulaires (gris, blanc, bleu, bronze), fil en coton teint, appliqués textiles (notamment pour les oiseaux).
Technique : chaque perle est cousue individuellement suivant des tracés précis. La densité et la régularité du sertissage suggèrent un travail expérimenté, probablement issu d’un atelier paroissial féminin.
État de conservation : bon état général avec des lacunes localisées (pertes de perles, petits trous, effilochages), patine authentique.
Les perles utilisées proviennent vraisemblablement de Bohême ou d’Italie (Murano), selon les circuits commerciaux bien établis qui alimentaient l’artisanat oriental pour l'Église.
Le style de broderie est très caractéristique des productions arméniennes de l’est de l’Empire ottoman (Van, Mush, Bitlis) ou du Haut-Karabagh.
La structure décorative repose sur une mise en page symbolique et rigoureuse :
Les paons, aux ailes noires et dorées, sont un symbole chrétien de résurrection, d’immortalité et de paradis. Ils figurent souvent dans les manuscrits, la sculpture ou le textile religieux arménien depuis le Moyen Âge.
Le motif floral central, en forme de lys stylisé ou de fleur à trois branches, peut être interprété comme une représentation de la Trinité, ou une évocation de l’arbre de vie.
L’ornementation végétale secondaire (palmettes, rinceaux, fleurs à six pétales) suit un vocabulaire très codifié, hérité des arts décoratifs arméniens et influencé par les décors ottomans.
La disposition en miroir, la symétrie et le registre festonné du bas sont typiques de la structure des voiles liturgiques arméniens produits dans les régions rurales entre 1850 et 1915.
Chacune des trois pièces comporte des inscriptions en alphabet arménien majuscule, brodées en perles blanches et parfaitement lisibles. Elles s’organisent en deux zones :
Dans les cartouches latéraux (à gauche et à droite du motif central) :
ԸՆԾԱՅ ՍՈՒՐԲ ԵՂԻԱՅԻ ԵԿԵՂԵՑՒ
“Offrande à l’église Saint Élie”
Il s’agit d’une formule dédicatoire, fréquente dans les objets votifs arméniens, destinée à une église locale consacrée à Saint Élie (Եղիա), figure prophétique vénérée dans le christianisme arménien.
Dans la zone centrale verticale :
ՏԵՐՈՑԱԶՆ ՅԻՇԵԱԼ Է ՏՈՒԻ
“Que le Seigneur se souvienne du donateur”
Cette prière liturgique est typique des inscriptions que l’on trouve sur les croix votives, les khatchkars, ou les objets textiles destinés à un usage cultuel.
Ces pièces datent très vraisemblablement de la fin du XIXe siècle ou tout début du XXe (vers 1880–1915), moment où les communautés arméniennes vivent encore dans l’Empire ottoman et dans les provinces du Caucase sous domination russe. La pratique du don votif à l’église est alors très vivante, en particulier dans les villes moyennes ou villages où les fidèles commandent ou réalisent eux-mêmes des œuvres textiles pour orner les autels à la gloire de Dieu ou en mémoire d’un défunt.
Le nom de l’église Saint Élie mentionnée sur les pièces n’est pas associé à une cathédrale connue aujourd’hui. Il s’agissait probablement d’une paroisse de campagne ou d’un quartier, aujourd’hui disparue, et dont peu de traces ont survécu à la destruction des édifices arméniens après le génocide de 1915.
Ce type de pièce est devenu très rare, les destructions de guerre, l’exil et l’abandon ayant fait disparaître l’immense majorité de ces textiles votifs. Les exemples conservés dans les musées (Matenadaran, Musée arménien de France, collections ecclésiastiques) présentent des caractéristiques très proches, tant dans la disposition que dans le style perlier.
Ces trois voiles d’autel constituent un ensemble rare et homogène, reflet de la ferveur religieuse et du raffinement textile arménien de la fin du XIXe siècle. Ils témoignent de la piété populaire arménienne, de la richesse des traditions brodées et d’un art chrétien oriental aujourd’hui presque disparu.