Mannequin d’artiste, mannequin fétiche

Mannequin d’artiste, Mannequin fétiche inaugure la programmation de réouverture du musée Bourdelle après huit mois de fermeture pour travaux. L’exposition retrace l’histoire de ce secret d’atelier, de la Renaissance au XXe siècle, à travers un parcours à la scénographie théâtrale.

Rares mannequins d’artiste du XVIIIe siècle à nos jours, « poupées articulées», mannequins de vitrine de Siegel ou d’Imans, peintures de Gainsborough, Courbet, Burne-Jones, Kokoschka, Beeton, de Chirico, Annigoni, dessins de Salviati, de Millais, planches de l’Encyclopédie, brevets d’invention, photographies de Bellmer, Man Ray, List et Denise Bellon… Pour la première fois, l’exposition Mannequin d’artiste, Mannequin fétiche lève le voile sur la relation artiste-mannequin avec près de 160 œuvres issues de collections publiques et privées, françaises et étrangères.

Anonyme Allemagne, milieu du 16ème siècle Gliederpuppe, vers 1550 Statue en buis Collection particulière, Londres
Anonyme
Allemagne, milieu du 16ème siècle
Gliederpuppe, vers 1550
Statue en buis
Collection particulière, Londres

DE L’OBJET UTILITAIRE À L’OBJET DE FANTASME
De petite taille ou grandeur nature, articulé, le mannequin d’artiste sert dès la Rennaissance à progresser dans l’art de la composition, dans le rendu des drapés et des proportions anatomiques. Infiniment plus docile et toujours disponible, ce substitut du modèle vivant est un partenaire indispensable au processus de création.
L’histoire du mannequin d’artiste est tout à la fois étrange, surprenante et paradoxale. Dès la fin du XVIIIe siècle, Paris s’impose comme le centre de fabrication des mannequins reproduisant fidèlement le corps humain. Les artistes exploitent ce simulacre dont « l’inquiétante étrangeté » croise celle des poupées de mode ou des mannequins de vitrine. Au fil des XIXe et XXe siècles, la figure du mannequin devient le sujet même de l’œuvre et les artistes jouent de cette présence sur un mode tantôt réaliste, tantôt ludique, voire érotique…

LE PARCOURS DE L’EXPOSITION

Robuste, obéissant et, par bonheur, muet, le mannequin d’artiste tenait la pose comme personne. Dès le XVe siècle, sa présence dans les ateliers de sculpteurs et de peintres devint indispensable, au même titre que le burin, la sellette, le pinceau, la palette et le chevalet. Dans son Traité d’architecture, le sculpteur florentin Filarete (1406-1469) recommandait l’usage d’une « petite figure de bois aux membres articulés » pour apprendre à dessiner les draperies « di naturali ». Ce petit modèle de bois – parfois de cire – s’avérait tout aussi utile pour « mettre une histoire ensemble » et asseoir la composition. En revanche, le mannequin grandeur nature s’imposait si l’on voulait représenter avec vraisemblance les détails d’un costume, le tombé d’un drapé.

Michel-Ange, Titien, Poussin, Gainsborough, Degas, Courbet, les préraphaélites, Cézanne… les plus grands maîtres usèrent de cet accessoire, invisible une fois l’œuvre achevée. Mais à compter du XIXe siècle, le mannequin sortit peu à peu de son rôle obscur pour devenir le sujet même de la peinture. Entre le créateur et la créature inanimée, un autre type de rapports s’instaurait. Sur un mode tantôt ludique, tantôt ironique, voire érotique, les artistes jouaient de cette présence, d’autant plus obsédante que les avancées de la science et de la technologie multipliaient l’immense famille des créatures artificielles : poupées, automates, modèles d’anatomie en cire, mannequins de vitrine… Dans « l’inquiétante étrangeté » de ce compagnon, l’art subversif et iconoclaste du XXe siècle allait découvrir la figure envoûtante de la Beauté moderne. Le parcours de l’exposition retrace en neuf actes la saga du mannequin dans l’art, de la Renaissance à nos jours.

Anonyme Italie, fin du 18ème siècle – début du 19ème siècle Mannequin néoclassique, vers 1810 Bois et articulations de métal, visage et corps peints à l’huile Accademia Carrara, Bergame
Anonyme
Italie, fin du 18ème siècle – début du 19ème siècle
Mannequin néoclassique, vers 1810
Bois et articulations de métal, visage et corps peints à l’huile
Accademia Carrara, Bergame

ACTE 1 LES PREMIERS MANNEQUINS CONNUS : UN SECRET D’ATELIER DÉVOILÉ

Si l’utilisation des mannequins et leurs fonctions sont documentées dès la Renaissance, leurs modes de fabrication ne le sont guère. Rares sont les mannequins antérieurs au XVIIIe siècle à nous être parvenus : comme outils d’atelier, ils étaient soumis à une manipulation intensive, et leur conception n’était ni méthodique ni pérenne. On peut raisonnablement penser que les mannequins du XVe siècle s’apparentaient aux figures en bois que l’on habillait à l’occasion de cérémonies religieuses : les plus ostentatoires étaient les « images » funéraires ou « statues de corbillard », exposées sur le cercueil lors des funérailles royales. Plus modestes, les figures de dévotion connues sous le nom de « sculture da vestire » ou « tallas da vestir », étaient dotées d’articulations aux mouvements sommaires. Contrairement aux figurines en cire ou en argile grossièrement modelées, courantes en Italie, les premiers modèles de mannequins d’artiste – représentés dans les peintures et les gravures allemandes ou néerlandaises du XVIIe siècle – donnent l’impression d’une finesse d’exécution voisine de celle des Gliederpuppen ou « poupées articulées » que l’on retrouvait dans les cabinets de curiosités.

Les mannequins d’artistes de la Renaissance s’apparentaient à de petites statues conçues elles aussi pour être habillées ou drapées, mais à des fins religieuses ou rituelles. Dans l’Italie et l’Espagne des XVe et XVIe siècles, des figures polychromes représentant le Christ, la Vierge ou les saints, appelées « sculture da vestire » ou « tallas da vestir », étaient des objets de dévotion. Ces figures cultuelles, généralement constituées d’un simple bâti en bois recouvert de stuc et de papier mâché, dotées de bras amovibles, arboraient des tenues de cérémonie et des bijoux lors des grandes fêtes religieuses. Ce Saint enfant martyr est une des figures de dévotion produites dans l’atelier du sculpteur Romano Alberti, dit « Il Nero de Sansepolcro ». Les chaussures, les bas et la culotte peints en rouge laissent supposer que le jeune martyr était vêtu d’un manteau ou d’une petite cape assortie.

MANNEQUIN D’ARTISTE, MANNEQUIN FETICHE

La plupart des figures en bois articulées des XVIe et XVIIe siècles connues aujourd’hui sont de fabrication allemande ou autrichienne. D’une taille similaire à celle des mannequins d’artiste représentés dans les peintures et les gravures de la même époque, ces Gliederpuppen – « poupées articulées » – sont des sculptures miniatures d’une très grande finesse d’exécution et nettement sexuées. La radiographie de cette superbe figure féminine a révélé que les membres sont reliés, par un système interne de crochets et de ficelles, à des rotules en bois tourné qui permettaient de les faire bouger individuellement, jusqu’aux minuscules doigts des mains et des pieds. Le raffinement et l’état de conservation souvent remarquable des Gliederpuppen prouvent qu’elles avaient aussi leur place dans les Kunstkammern ou « cabinets de curiosités », comme de précieux objets de collection, aussi convoités que troublants.

ACTE II LE « MANNEQUIN PERFECTIONNÉ » : DE SON INVENTION, DE SA PERFECTION, DE SON USAGE DANS L’ART

À la fin du XVIIIe siècle, Paris s’imposa en Europe comme la capitale du « mannequin perfectionné ». Aucun effort ne fut épargné pour donner à celui-ci l’aspect du corps humain. Dans la quête – pour le moins paradoxale – du mannequin « naturel », la compétition était féroce. Les brevets déposés pour protéger les inventions faisaient état de modèles toujours plus légers, plus souples, voire parfois meilleur marché que les « vilains assemblages » dont les artistes étaient, jusqu’alors, bien obligés de se contenter. Le « mannequin perfectionné » devait satisfaire à deux exigences : d’une part, avoir un « squelette », une ossature interne de bois ou de métal offrant une souplesse comparable à celle du corps humain ; d’autre part, être doté d’une finition externe, ou « garniture », imitant l’apparence des muscles, de la chair, de la peau et des traits du visage. Connus sous le nom de « mannequins parisiens rembourrés » – avec du crin de cheval, du liège ou de la fibre de coco… – ces modèles coûtaient d’autant plus cher – environ deux ans de salaire d’un modèle vivant – qu’ils étaient uniques et demandaient souvent plus d’une année de travail. Dans les dernières années du XIXe siècle, les innovations techniques rendirent possible la production de mannequins en série, ce qui conduisit les fabricants à proposer une gamme plus restreinte de modèles à leur clientèle

mannequins (Pascal est en noyer, et Pascaline en chêne), du début du XXe siècle, ont été fabriqués par Sennelier
mannequins (Pascal est en noyer, et Pascaline en chêne), du début du XXe siècle, ont été fabriqués par Sennelier

ACTE III QUAND LA PEINTURE « SENT LE MANNEQUIN » – L’AMBIGUÏTÉ DU RÉALISME

« Trop de tableaux fabriqués, trop de mannequins maquillés. » John Ruskin, Modern Painters, vol. I, 1903 Silencieux et docile, le mannequin passait pour le meilleur ami de l’artiste. Dans les écoles d’art européennes comme dans les ateliers, sa présence se révélait indispensable. Or, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, un concert de voix averties – critiques d’art, théoriciens, amateurs éclairés – s’éleva : les figures qui n’étaient pas « étudiées sur la nature sentaient le mannequin », les draperies trop apprêtées étaient « mannequinées ». Et Diderot de renchérir dans une critique du Salon de 1765 : « S’il ne faut pas habiller une personne comme un mannequin, il ne faut pas habiller un mannequin comme une personne ». Trop visible, le mannequin rabaissait l’art de la composition à « une pure mécanique ». Conçu pour « bien imiter le vrai », l’accessoire devenait paradoxalement le comble de l’artifice. En fait, la condamnation du mannequin était aussi celle de la tradition académique, de plus en plus contestée au XIXe siècle – en France notamment – à mesure que le courant du réalisme s’imposait en peinture. Apôtre du réalisme, peintre de la vie moderne, Gustave Courbet possédait toutefois deux mannequins. Dans L’Atelier du peintre, allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique (musée d’Orsay), le modèle inanimé était représenté comme tel. D’autres compositions laissaient objectivement transparaître la convention de cet accessoire. Le pinceau vigoureux de l’artiste ne cherchait ni à « faire vrai », ni à imiter le naturel. Une réalité d’un autre ordre s’imposait – celle de la peinture.

Denise Bellon, Salvador Dali portant un mannequin d’artiste, Exposition internationale du surréalisme, Paris 1938, tirage argentique © Les films de l’Equinoxe – Fonds photographqiue Denise Bellon, Paris
Denise Bellon, Salvador Dali portant un mannequin d’artiste, Exposition internationale du surréalisme, Paris 1938, tirage argentique © Les films de l’Equinoxe – Fonds photographqiue Denise Bellon, Paris

À la recherche de son mannequin : les marchands de couleurs Il existait bien des façons de se procurer un mannequin. Les modèles grandeur nature, extrêmement coûteux, étaient rarement à la portée des artistes. On pouvait soit emprunter le mannequin d’un confrère, soit en acheter un de seconde main dans une vente aux enchères, ou encore se fier au hasard. Quelques chanceux en recevaient en héritage, comme ce fut le cas pour Sir Thomas Lawrence auquel Sir Joshua Reynolds légua ses mannequins. Les plus désargentés tels que Ford Madox Brown se contentaient du bric-à-brac de l’atelier et d’empilements de coussins. Se rendre chez le marchand de couleurs était la solution la plus simple si l’on en avait les moyens. La maison Roberson à Londres, l’une des plus courues, disposait de son propre stock mais se fournissait également chez des marchands spécialisés de Paris : Pitet Aîné, rue du Faubourg-Poissonnière, Gagnery, sur les quais de Seine, Bourgeois Aîné… Qu’il s’agît d’adultes ou d’enfants, les modèles hauts de gamme importés – les « mannequins parisiens rembourrés » – étaient prisés pour la sophistication de leur mécanique interne et leur apparence réaliste.

Marie-Amélie Cogniet 1798 -1869 Intérieur d’atelier, 1831 Huile sur toile Palais des Beaux-arts, Lille
Marie-Amélie Cogniet
1798 -1869
Intérieur d’atelier, 1831
Huile sur toile
Palais des Beaux-arts, Lille

ACTE IV LE MANNEQUIN DANS LE TABLEAU – UN MOTIF EXPRESSIF

« Quel bon ami pour les artistes que le mannequin ! » J. Le Fustec, La Fantaisie littéraire et artistique, 24 avril 1880. Il arrivait qu’un mannequin apparaisse dans des peintures de la fin du XVIe siècle, mais plutôt comme un détail pittoresque, une « nature morte » au sens propre du terme. C’est au XIXe siècle que la représentation de l’atelier du peintre commença à s’imposer, offrant un singulier mélange de dénuement et d’encombrement : palette, brosses et pinceaux, chevalet, esquisses et toiles inachevées, plâtres et bustes d’antiques, mannequin d’artiste bien en vue, voire au premier plan. L’accessoire que l’on avait jusqu’alors dissimulé devenait un motif hautement expressif. La confrontation éventuelle de ce partenaire silencieux – mais éloquent – avec le modèle vivant autorisait jeux de rôles et double jeu, entre apparence et réalité. Sa présence aux côtés de l’artiste symbolisait aussi toute une tradition académique que les nouvelles générations de peintres pouvaient assumer, rejeter ou manipuler à loisir. En découvrant le mannequin au seuil de l’atelier, le spectateur était donc invité à passer de l’autre côté du miroir, dans l’intimité de la création.

MANNEQUIN D’ARTISTE, MANNEQUIN FETICHE

ACTE V LES « TABLEAUX VIVANTS » DE LA SALPÊTRIÈRE : HYSTÉRIE ET HYPNOTISME – LA FEMME MANNEQUINÉE

La figure de l’hystérique hantait l’imaginaire du XIXe siècle. L’hystérie apparaissait comme un mal spécifique au sexe féminin. La fascination qu’elle exerçait suscita la mise en scène de véritables « tableaux vivants » à la Salpêtrière, entre 1863 et 1893. Le professeur de médecine Jean-Martin Charcot (1825-1893) utilisait ses patientes comme autant de mannequins pour dépeindre toutes les postures de la grande crise hystérique. Devant un public de confrères mais aussi d’artistes peintres ou d’écrivains venus assister à ses fameuses leçons, Charcot exhibait ses malades en état de transe. Soucieux de fixer leurs « attitudes passionnelles » sur la pellicule, il avait ouvert dans son service un laboratoire de photographie – Désiré-Magloire Bourneville, PaulMarie-Léon Regnard et Albert Londe en furent successivement directeurs. Entre exhibitionnisme et voyeurisme, la plastique du « corps hystérique » exprimait les maux indicibles de l’âme. Dans une communication à l’Académie des sciences (1882), Charcot avait défendu le recours à l’hypnose dans le tableau clinique du sujet hystérique. « Le grand hypnotisme » comportait plusieurs phases somatiques : catalepsie – léthargie – somnambulisme. Yeux grands ouverts, visage impassible, posture catatonique : mannequinée à volonté, la patiente en état de catalepsie devenait le modèle parfait du « corps hystérique ».

MANNEQUIN D’ARTISTE, MANNEQUIN FETICHE

ACTE VI UN AVATAR DE PYGMALION – LA CHAIR EXSANGUE DU MANNEQUIN

Les poèmes homériques mis à part, aucun texte antique n’aura été plus populaire que Les Métamorphoses d’Ovide, écrites en l’an 8 après J.-C. Le caractère plastique de ces vers est d’autant plus affirmé que le poète était familier des œuvres de peintres ou de sculpteurs célèbres de son temps. Ovide n’avait pas son pareil pour prêter aux « marionnettes éternelles » de la fable gréco-latine l’attitude ou le geste qui s’imposaient. Aussi Les Métamorphoses ont-elles fourni, depuis la Renaissance, un répertoire inépuisable de motifs. La légende de Pygmalion, selon laquelle l’artiste s’enflamma pour le simulacre qu’il venait de sculpter, prit à la fin du XIXe siècle un caractère, sinon inquiétant, du moins étrange. Derrière les portes de leur atelier, des peintres également photographes se livraient à toutes sortes d’échanges et de rapprochements avec leur mannequin, sur un mode satirique comme Edward Linley Sambourne (1844-1910), ou plus fétichiste comme François Brunery (1849-1926). L’érotisation du corps du mannequin ouvrait la voie à une nouvelle production artistique au moment où la psychologie s’attachait à l’étude de la sexualité et de ses troubles éventuels : le « pygmalionisme » caractérise l’attirance sexuelle envers les statues, poupées, mannequins et autres figures artificielles.

ACTE VII LA POUPÉE ET LA PARISIENNE

En France, dans les dernières décennies du XIXe siècle, l’industrie de la poupée connut un essor sans pré- cédent : plus de 40 000 ouvriers travaillaient à une production qui générait un chiffre d’affaires de 25 millions de francs. Engagés dans une concurrence féroce, fabricants français ou étrangers – allemands notamment – proposaient leurs nouveautés à une clientèle nantie, disposée à gâter les enfants. La poupée française était un article de luxe, réputé pour son raffinement et la perfection de sa finition. Tous les suffrages allaient à la « Parisienne », un modèle à l’image d’une femme, inclinant la tête, dotée d’une riche garde-robe et d’accessoires coûteux. Toutefois, à compter des années 1870, la « Parisienne » fut progressivement délaissée pour le « Bébé », un nouveau type de poupée conçu sur le modèle d’un enfant, entre deux et dix ans. Fondée dans les années 1840, la maison Jumeau s’imposa sur le marché, à la fois par la qualité de sa production et par un sens aigu de la publicité. Le premier « Bébé Jumeau » vit le jour en 1877. Le public enfantin fut conquis par ces poupées dont la tête était en biscuit de porcelaine, les yeux fixes en émail et le trousseau à la dernière mode. En dépit de son indéniable succès, la poupée française avait cependant de virulents détracteurs. On lui reprochait son influence pernicieuse sur les esprits. Jolie poupée… mais quelle image cette compagne de jeu renvoyait-elle de la femme ? Quels rôles féminins suggérait-elle aux fillettes ?

ACTE VIII LA TENTATION DU FÉTICHISME

Dans les dernières années du XIXe siècle, peintres, photographes et écrivains se laissèrent prendre au jeu trouble – et troublant – du mannequin. La figure du mannequin d’artiste devenait d’autant plus obsédante que l’on voyait croître et se multiplier l’immense famille des cousins proches – poupées, automates, mannequins de vitrines, figures de cire des cabinets anatomiques ou du musée Grévin (1882) –, indissociables désormais du paysage de la vie moderne. Dans cette riche parentèle, qui dira la fortune de la poupée Olympia surgie des pages de L’Homme au sable (1817), le conte fantastique d’E.T.A. Hoffman ? Cette poupée automate dont Nathanaël, le héros du conte, s’était épris jusqu’à la folie, allait hanter l’imaginaire des créateurs avant que Sigmund Freud ne s’en inspirât dans son essai sur le concept de « l’inquiétante étrangeté » (1919). Sans doute faut-il voir dans la poupée fétiche d’Oskar Kokoschka, comme dans la poupée de Hans Bellmer, un substitut de cet objet transitionnel dont l’artiste peut jouer à loisir, sans jamais s’inquiéter de la réponse.

ACTE IX LE CORPS EN VITRINE : UNE ŒUVRE D’ART ?

A mesure que les grands magasins étendaient leur empire dans la seconde moitié du XIXe siècle, le rôle du mannequin devenait stratégique dans le spectacle de la vitrine : attirer et retenir le chaland. Les tenues et les accessoires de mode étaient d’autant plus convoités qu’ils étaient portés par cette figure artificielle, si parisienne et « si femme qu’on s’arrête… » Au début du XXe siècle les fabricants de mannequins de vitrine réclamèrent un statut de créateurs. Leurs modèles n’étaient plus des répliques approximatives du corps humain mais de véritables « œuvres d’art » inspirées par la modernité. Pierre Imans et Victor-Napoléon Siegel s’imposèrent par la qualité et l’élégance de leurs productions. Imans s’était adjoint d’excellents artistes tels que Erté et les frères Martel – sculpteurs et décorateurs – , pour donner l’expressivité de la vie à ses mannequins de cire. Siegel, grand amateur d’art moderne, recrutait des directeurs artistiques pour composer les vitrines et célébrer à l’envi l’image stylisée de la Parisienne. Si le mannequin n’était pas une œuvre d’art, il était sur le point d’en devenir une.

LA “RÉSURRECTION DU MANNEQUIN”: L’EXPOSITION INTERNATIONALE DU SURRÉALISME EN 1938

En 1924, dès l’origine du mouvement surréaliste, les figures de mannequins étaient présentes. Dérobés aux vitrines des magasins, ces accessoires à la frontière de la réalité et de l’imaginaire, se voyaient soudain investis d’un pouvoir subversif. Héros de l’exposition internationale du surréalisme qui se tint à la galerie des Beaux-Arts en janvier 1938, les mannequins posaient sous l’objectif de Raoul Ubac, Roger Schall, Denise Bellon… Les tirages en noir et blanc se prêtaient à la poésie sombre et macabre de la mise en scène : les visiteurs déambulaient dans les « rues » de la galerie, des torches à la main, à la rencontre de seize « belles de nuit », d’autant plus vénéneuses et troublantes qu’elles ressemblaient aux créatures hollywoodiennes, à des femmes de chair et de sang. L’exposition tournait en dérision le statut d’œuvre d’art que les fabricants revendiquaient pour leurs mannequins. La séduction licite du mannequin de vitrine laissait place à un étalage de corps que les surréalistes offraient au voyeurisme « sans considération aucune pour leurs victimes » (Man Ray).

Cette exposition a été organisée par le Musée Bourdelle et le Fitzwilliam Museum, où elle a été présentée pour la première fois en 2014.

Du 1er avril au 12 juillet 2015

Musée Bourdelle
18, rue Antoine Bourdelle
75015 Paris

En savoir Plus:

http://www.bourdelle.paris.fr/

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