Le Mobilier d’architectes, 1960-2020

À travers les créations mobilières des plus grands noms de l’architecture de ces soixante dernières années, l’exposition propose de découvrir comment les architectes s’inscrivent dans les arts décoratifs, par le design de meubles, objets et luminaires.

Depuis 150 ans, les architectes dessinent du mobilier et des luminaires venant parachever leurs constructions. À la différence du mobilier de leurs prédécesseurs de la Sécession viennoise, de l’Art Déco, du Bauhaus ou du mouvement Moderne, le mobilier des architectes des années 1960 à nos jours a été peu étudié jusqu’à présent.

Le Mobilier d’architectes, 1960-2020

Pour la première fois, une exposition se déploie dans l’ensemble de la Cité, dans les galeries des collections permanentes et jusqu’à la bibliothèque et offre une mise en dialogue avec les œuvres du musée, révélant ainsi la spécificité et l’originalité du mobilier d’architecte.

Au travers de prototypes, pièces uniques, éditions limitées ou des grandes séries déployés dans l’ensemble de la Cité, l’exposition invite les visiteurs à découvrir la production mobilière des architectes de 1960 à nos jours.

Le Mobilier d’architectes, 1960-2020

Avec près de 300 pièces, plus de 125 architectes représentés et près de 90 éditeurs, elle est une invitation à déambuler à travers la Cité à la découverte du mobilier des grandes figures et personnalités de l’architecture de ces dernières décennies : David Adjaye, Ron Arad, Shigeru Ban, David Chipperfield, Odile Decq, Charles & Ray Eames, Norman Foster, Sou Fujimoto, Franck Gehry, Zaha Hadid, Marc Held, Steven Holl, Toyo Ito, Jakob + MacFarlane, Michele de Lucchi, Angelo Mangiarotti, Jean Nouvel, Verner Panton, Dominique Perrault, Gaetano Pesce, Rudy Ricciotti, Aldo Rossi, Sanaa, Superstudio, Carlo Scarpa, Ettore Sottsass…

L’ HÉRITIER DE LA TRADITION

Depuis plus de deux siècles, les commanditaires ont inclus l’ameublement dans la mission confiée aux architectes, et ce dans nombre de pays. Bien des chefs-d’œuvre appartenant désormais à l’histoire de l’architecture sont également connus, voire davantage, pour leur mobilier.
Certaines pièces jouent les vedettes en salles des ventes quand elles n’entrent pas dans les musées. D’autres se voient (ré)éditées et beaucoup… copiées !

Odile Decq, chauffeuse Unesco,
2000 © Georges Fessy

Ce ne sont pourtant ni l’appât du gain ni le besoin de notoriété qui motivent encore de nos jours des architectes à réclamer une mission globale, mais l’envie et le souci de parfaire le cadre de vie de leur clientèle – qu’elle soit publique, professionnelle ou privée – comme le faisaient leurs prédécesseurs.

Ce sur-mesure recourt pour sa fabrication aussi bien à des entreprises artisanales qu’aux services de recherche et développement de grands industriels en demande d’idées et de sang neuf qui stimulent leur créativité technologique.

Mario Botta, fauteuil Seconda, 1982,
Alias © Aldo Ballo

LE DESIGNER PROFESSIONNEL

Certains architectes se consacrent essentiellement à la conception d’objets, délaissant pour un temps ou pour toujours l’art de bâtir. En Italie,
où la profession a largement concouru à façonner le paysage du design, la situation est relativement courante.

Dans les années 1960, Joe Colombo en est l’un des exemples les plus emblématiques. En moins de dix ans et une production pléthorique, inventive et parfois visionnaire, il conçoit quelques unes des créations phares de l’époque – fauteuil Elda, Tube Chair, Bobby trolley

Humberto et Fernando Campana,
fauteuil Vermelha, 1993, Edra
© Fernando & Humberto Campana/
photo : Centre Pompidou, MNAMCCI, Dist RMN-Grand Palais/
Georges Meguerditchian
© Adagp, Paris, 2019

Aujourd’hui, Ferruccio Laviani conjugue, entre autres, la direction artistique de Kartell (depuis 1991) avec des projets pour de nombreuses marques.
Ailleurs, en France dans les années 1980, au Brésil* à la fin des années 1990 ou encore au Japon* aux débuts des années 2000, des architectes acquièrent leur notoriété grâce au style caractéristique de leurs produits.

L’ ÉDITEUR DE DESIGN

Plusieurs maisons d’édition – non des moindres – ont été créées ou reprises par des architectes, tous épris de design mais aux parcours différents. Prônant « le design en tant qu’œuvre d’art total », Alvar Aalto ouvre la voie en fondant avec son épouse Artek dès 1935.

En 1949, Anna Castelli Ferrieri et son mari Giulio Castelli, ingénieur chimiste, constituent Kartell, qui développera des produits en plastiques. Poursuivant l’architecture, elle n’y dessine son premier meuble qu’en 1964. Promue en 1976 directrice artistique de l’entreprise, elle en forge l’identité, toujours actuelle.

Jean Nouvel, chauffeuse Milana, 1995,
Sawaya & Moroni
© sawaya & moroni, Milan, Italy
© Adagp, Paris, 2019

Fils d’ébéniste, l’architecte Osvaldo Borsani monte, en 1953, avec son frère jumeau Fulgenzio, la firme Tecno Spa afin de produire en série son fauteuil P40 et son sofa D70 offrant une vingtaine de positions.

En 1978, les architectes Paolo Rizzatto, Sandra Severi et Riccardo Sarfatti (le fils de Gino) fondent Luceplan aux luminaires sobres, légers et respectueux de l’environnement. Architecte un an chez Gio Ponti, Giulio Cappellini intègre en 1979 l’usine de meubles de son père. Découvreur de talents hors pair, il en fera l’une des marques de design les plus créatives

Gio Ponti, lampe de table Fato, 1966,
Artemide © Artemide

Sawaya & Moroni

Quand ils se rencontrent à Londres en 1976. William Sawaya est architecte à Beyrouth et Paolo Moroni fait du commerce à Milan après des études de philologie. Deux ans plus tard, ils créent un studio d’architecture dans la capitale lombarde qui est en train de devenir celle du design. S’intéressant de plus en plus à l’objet, ils s’interrogent sur sa mutation en œuvre d’art initiée par le dadaïsme, le Pop Art et l’Arte Povera, mais aussi sur la valorisation des savoir-faire de l’artisanat d’art.

Michele De Lucchi, avec
Philippe Nigro, colonne de
tabourets Bisonte,
collection Fuori dal Mondo, 2005,
Produzione Privata
© Michele De Lucchi

Quatre ans après un premier essai d’édition de la Sun chair et de la Spring table de Charles Jencks, ils fondent en 1984 leur maison d’édition. Leur première collection compte des assises d’un autre architecte post-moderne américain Michael Graves, d’Adolfo Natalini, ex-membre de Superstudio. La seconde fait appel à l’architecte japonais Kazuo Shinohara. Contrairement à leurs confrères, William Sawaya et Paolo Moroni font le choix de l’œuvre unique ou de la série limitée, commandée aux architectes, designers et artistes contemporains « qui les font vibrer » indépendamment des modes et du marché.

Côté architectes, suivront Oswald Mathias Ungers (1989), Toni Cordero (1992), Jean Nouvel (1994), Jakob+MacFarlane (2003), Dominique Perrault (2004), Massimiliano Fuksas (2007), Daniel Libeskind (2010), Ma Song (2017) et Snøhetta (2018).

Mais leur plus belle aventure est celle nouée dès 2000 avec Zaha Hadid qui n’a alors construit que le poste incendie du campus Vitra à Weil-am Rhein. Ils développent une douzaine de ses pièces majeures.

Ettore Sottsass, lampe Tahiti, 1981, Memphis
© Musée Saint-Quentin-en-Yvelines
© Adagp, Paris, 2019

Artemide

À l’âge de vingt-neuf ans, Ernesto Gismondi – ingénieur en aéronautique – et Sergio Mazza – designer – fondent en 1960 Artemide. Sous l’égide d’une des trois déesses de la Lune, ils commencent à éditer des luminaires dessinés par Enzo Mari (Polluce), Gio Ponti (Fato) et Vico Magistretti, dont Eclisse qui leur vaut un Compasso d’Oro en 1967.

Très vite, la firme va surfer sur la vague du progrès technologique et des évolutions comportementales. Ainsi sera-t-elle la première à produire une lampe halogène (Tizio de Richard Sapper), puis LED (Sui et Kaio), à développer un secteur tertiaire (système d’éclairage architectural Aton Barra), à explorer l’interaction de la lumière sur l’homme et son environnement.

. Eero Saarinen, fauteuil Tulip n°150, 1956-1957, Knoll
© Knoll International
© Museum Associates/LACMA.
Licenciée par Dist. RMN-Grand Palais/image LACMA

Architecte, designer, graphiste et ancienne directrice artistique de Memphis et d’Alias, Carlotta de Bevilacqua intègre la société au début des années 1990. Elle va y approfondir ce qui va forger la philosophie de l’entreprise sous le nom The Human Light. Bien au-delà de la forme « dont l’évolution est inévitable pour intégrer les nouvelles technologies », l’être et le bien-être conditionnent désormais les produits d’Artemide.

Avec Spectral Light, l’architecte suisse Philippe Rahm dissèque les spectres de la lumière artificielle pour n’en retenir – à la façon du pointillisme – que les longueurs d’onde nécessaires, perceptibles et bénéfiques à la vie humaine, animale et/ou végétale. Carlotta de Bevilacqua et Ernesto Gismondi vont souvent concevoir des luminaires « génériques » expérimentant les innovations du moment que peuvent dès lors se réapproprier des architectes – et non des moindres – pour créer des modèles surmesure pour leurs chantiers. Nombre d’entre eux entrent alors au catalogue (conséquent) de la marque. Certains, telle la Tolomeo de Michele De Lucchi, sont devenus des best-sellers planétaires !

Aldo Rossi, service Tea and Coffee Piazza, 1983, Alessi

Produzione Privata

Produzione Privata est « le laboratoire expérimental » de l’architecte et designer Michele De Lucchi.
Diplômé en architecture à Florence en 1975, il est l’un des acteurs du design radical, mouvement de remise en cause de l’architecture moderne, avec le groupe Cavart. Il collabore avec le studio Alchimia, puis fait partie auprès d’Ettore Sottsass des co-fondateurs de Memphis avant de créer son agence à Milan en 1988.

Fondée en 1990, Produzione Privata est une petite entreprise d’édition qui permet à Michele De Lucchi de concevoir et de mettre en œuvre, selon des techniques artisanales, des objets expérimentaux, avec une liberté d’expression maximale.

Verner Panton, Chaise Panton, 1999, Vitra
Polypropylène teinté mandarine © Vitra

Elle se compose de sept ateliers dédiés à un matériau – verre, bois, métal, marbre, céramique et porcelaine – ou à un concept de design – readymade et machines minimales. L’idée de readymade renvoie, dans le domaine spécifique du design, à certaines pièces conçues par Achille et Pier Giacomo Castiglioni tels le tabouret Sella ou le lampadaire Toio. Mais là où les frères Castiglioni trouvent une occasion de glisser de l’humour dans un projet, De Lucchi affronte la question avec des accents plus théoriques et conceptuels. « C’est une déclaration selon laquelle le design n’invente aujourd’hui rien de nouveau, mais assemble des pièces et des composants déjà existants. »

Archizoom Associati,
sofa Superonda, 1967, Poltronova
© Archizoom Associati.
© Andrea Branzi, ADAGP, Paris
2019. Ph © Pietro Savorelli/
Courtesy Centro Studi Poltronova
Archive

Le second concept, celui de machines minimales, a guidé et continue de guider une grande partie du travail de Michele De Lucchi. Il ne s’agit pas d’une référence à une technique spécifique mais à un moyen d’aborder un projet en termes mécaniques. Le plus connu en la matière est la lampe Tolomeo produite par Artemide.

« Je crois que la condition idéale est de “créer” et “produire” simultanément et je le réalise aujourd’hui, avec l’aide d’artisans italiens de talent, transformant mon bureau en une sorte d’atelier d’artiste de la Renaissance. »

Alessandro Mendini,
banquette Kandissi, 1980, Alchimia
© photo : Design Museum Gent

Memphis

Avant d’être une entreprise commerciale, une marque, Memphis est un groupe de jeunes architectes et designers réunis autour d’Ettore Sottsass. Il partage avec le mouvement radical italien des années 1960-1970 une attitude critique envers l’idéologie moderniste et l’industrie. Mais il souhaite passer du prototype expérimental, telles les collections Bau-Haus Part One (1979) et BauHaus Part Two (1980) du studio Alchimia, au produit fini, commercialisable, c’est-à-dire à une réelle alternative à la production standard.

Tout a commencé dans l’appartement d’Ettore Sottsass un soir de décembre 1980 avec les architectes Martine Bedin, Aldo Cibic, Michele De Lucchi et Marco Zanini, et son épouse, la critique Barbara Radice. Avec les designers George Sowden et Nathalie Du Pasquier – absents ce soir-là –, ils fondent Memphis.

Frank Gehry, fauteuil Power Play, 1992, Knoll
© Knoll International
© Frank O. Gehry/Cnap
Crédit photo : Bruno Scotti

Un désir commun les anime : renouveler le langage du design pour créer de nouveaux objets domestiques expressifs capables de jouer un rôle affectif auprès de leurs utilisateurs, celui de « compagnons de voyage ».

Sottsass invite également des créateurs étrangers, dont les architectes Michael Graves, Hans Hollein et Arata Isozaki. L’aventure démarre avec l’aide bénévole des amis, l’ébéniste Renzo Brugola, Mario et Brunella Godani, animateurs du showroom de mobilier Arc 74. Face à l’ampleur que prend le projet, Ernesto Gismondi – propriétaire de la société de luminaire Artemide – finance la production.

Ron Arad, étagère Bookworm 8003, 1993, Kartell
© courtesy Kartell Museo Archive

Le 18 septembre 1981, en plein Salon du meuble de Milan, les cinquante-quatre pièces de Memphis présentées à Arc 74 provoquent une onde de choc. La couleur, le motif et un matériau jusque-là confiné à la cuisine et à la salle de bains – le stratifié – s’engouffrent dans les salons bourgeois. « Memphis a rompu une digue et l’eau se déverse à flot », constate Sottsass en 1982. « Un nouveau style international » est né.

. Isabelle Serre, chaise longue, 1983
avec l’aimable autorisation du Mobilier
national © Collection du Mobilier
national/photo : Isabelle Bideau

Knoll

Née Schust et orpheline à 12 ans, Florence Knoll est placée en pension dans l’école pour jeunes filles construite à Bloomfield Hills (Michigan) par Eliel Saarinen. Appréciant son architecture, elle le rencontre et devient amie avec son fils Eero. Cette famille d’adoption lui fait découvrir l’Europe. Étudiante en architecture à la Cranbrook Academy que dirige Eliel Saarinen et où enseigne Charles Eames, elle y côtoie Harry Bertoia. Poursuivant ses études à Columbia, Londres et Chicago, sa route croise celles de Mies van der Rohe, Gropius, Breuer et Alvar Aalto.

Gaetano Pesce, chaise Dalila, 1980
© Courtesy of Gaetano Pesce’s office

Installée à New York en 1941, elle est embauchée comme architecte d’intérieur par Hans Knoll – un des fils de Walter Knoll, important industriel du meuble allemand – qui a créé son entreprise américaine 3 ans plus tôt. Se complémentant à merveille, ils se marient en 1946. Désormais associée, Florence crée la Knoll Planning Unit spécialisée dans le space-planning (agencement de bureaux). Elle milite pour que le mobilier moderne complète l’espace architectural sans jamais lui faire concurrence. …

Franco Albini, bibliothèque
Veliero, 1940/2011, Cassina
© Cassina

… Se démarquant par leur design exclusif, plusieurs pièces ont su anticiper l’évolution des modes de vie. Elle invite alors ses amis à concevoir pour Knoll des meubles à la modernité intemporelle. Dès 1948, voient le jour le fauteuil Womb d’Eero Saarinen et la collection Barcelona (1929) dont son mentor Mies van der Rohe vient de lui céder les droits exclusifs. Suit la série Wire chair d’Harry Bertoia.

Veuve en 1955 et désormais chef de l’entreprise, elle lance le défi à Eero Saarinen de concevoir la première assise à un seul pied. Sortie en 1957, la chaise Tulip (collection Pedestal) est devenue une icône du design. À son départ 13 ans plus tard, le rayonnement de Knoll à l’international est assuré.

David Adjaye, chaises Washington
Skeleton et Washington Skin, 2013,
Knoll © Knoll International

Alessi

Tourneur sur métaux, Giovanni Alessi fonde la firme de métallurgie Alessi en 1921 à Omegna, dans le Piémont, spécialisée dans les arts de la table. Dès 1935, son fils Carlo dessine l’ensemble des produits, dont le fameux service à thé et à café Bombé. En 1945, son frère Ettore prend la direction technique de l’usine, y développant très vite l’inox. En 1955, trois jeunes architectes, Carlo Mazzeri, Luigi Massoni et Anselmo Vitale, en charge du design, diversifient la production vers les collectivités, l’hôtellerie et les compagnies aériennes.

Thomas Heatherwick,
Billet 1, Extrusion 1, 2009
© Peter Mallet Photography

À son arrivée en 1970, Alberto Alessi se voit confier par son père Carlo les nouveaux projets. Son manifeste « L’art multiplié » préconise « une nouvelle civilisation commerciale susceptible d’offrir aux consommateurs des objets d’art à des prix abordables ». Mais c’est un échec. Les architectes Franco Sargiani et Eija Helander, qui agrandissent l’usine et dessinent logo, stands et produits, présentent en 1972 Ettore Sottsass à Alberto Alessi. Ce dernier va dès lors pouvoir amorcer son grand œuvre, démocratiser l’architecture, via le design. Cette initiative sera un formidable stimulateur de recherche et d’innovation techniques.

MAL – Daniel Widrig et Guan Lee,
chaise Ecoire, 2017
© MAL-Daniel Widrig and Guan Lee

La collaboration avec Alessandro Mendini dès 1977 rappelle celle de AEG avec Peter Behrens : consultant, design manager, architecte et designer. Son idée de confronter onze architectes « purs » à un classique de la marque, le service à café et à thé, aboutit en 1983 aux Tea & Coffee Piazza, réalisés en argent à quatre-vingt dix-neuf exemplaires. Ce brillant aperçu architectural du passage du modernisme au postmodernisme est un succès. En 2003, les vingt Tea & Coffee Towers récidivent, mais dans le registre de l’architecture digitale et de l’hybridation de matériaux innovants (titane, bois précieux, laque et/ou céramique).

Livio Castiglioni & Gianfranco
Frattini, lampe Boalum, 1969,
Artemide
© Artemide – Federico Villa

Vitra

Ayant repris en 1934 une entreprise d’aménagement de magasins bâloise, Willi et Erika Fehlbaum créent Vitra en 1950. Lors d’un voyage à New York, ils « flashent » sur un siège à coque en résine moulée de Charles et Ray Eames. En 1957, Vitra obtient de son fabricant Herman Miller la production sous licence exclusive en Europe du mobilier du couple américain et de George Nelson. Faisant office d’interprète de son père, Rolf Fehlbaum rencontre à dix-neuf ans, aux États-Unis, en 1960, les Eames, Nelson et Alexander Girard.

Sylvain Dubuisson,
fauteuil pour le ministère
de la Culture, 1990
Avec l’aimable autorisation du
Mobilier national
© Collection du Mobilier national/
photo : Isabelle Bideau

L’entreprise familiale a bien prospéré quand Rolf succède à son père en 1977, qui depuis dix ans édite la Panton Chair. Admirateur d’Adriano Olivetti – inventeur du design management et ayant su s’entourer d’architectes –, il devient un patron à l’esprit novateur et visionnaire.
Il vient de commencer sa collection de chaises (de 1850 à nos jours) quand l’usine de Weil am Rhein est dévastée en 1981 par un incendie. Il fait alors appel à Nicholas Grimshaw pour rebâtir la première nouvelle usine qui amorce un campus où, notamment, Frank Gehry et Tadao Ando construiront leur premier bâtiment à l’étranger et Zaha Hadid sa première réalisation.

Paulo Mendas da Rocha, fauteuil Paulistano, 1957, Objekto
© Objekto

Connu jusqu’alors comme fabricant de meubles de bureau, Rolf Fehlbaum souhaite prospecter le champ de la création expérimentale de mobilier en initiant Vitra Edition. Architectes et designers sont invités à explorer librement – hors impératifs matériels de commercialisation – de nouvelles typologies et technologies au sein de l’entreprise.

En 1987, une dizaine de prototypes d’assises sont présentés à la Documenta de Kassel et au musée Rath de Genève. Certains seront produits en série plus ou moins limitée. Vingt ans plus tard, la seconde Vitra Edition élargit l’expérience à l’ensemble du mobilier.

9. Lina Bo Bardi, Marcelo Ferraz et Marcelo Suzuki,
Girafa Chair, Marcenaria Baraúna 1987
© Lina Bo Bardi, Marcelo Ferraz et Marcelo Suzuki © Baraúna

L’ ENGAGÉ

À partir des années 1960, le mouvement moderne est remis en question tant du point de vue architectural qu’urbanistique. De même, la critique du progrès, de l’industrialisation, de la société de consommation donne lieu à de nouvelles propositions au Japon, aux États-Unis, en Europe.

En Italie, nombreux sont les jeunes  (Ricardo Dalisi, Ugo La Pietra, Gianni Pettena) ou collectifs d’architectes (Archizoom, Cavart, Strum, Studio 65, Superstudio, UFO, Zziggurat) à livrer des projets,critiques aux formes variées : dystopies, installations, performances, objets. C’est le « mouvement radical italien » qui s’achève au milieu des années 1970. La transition assurée par le groupe Alchimia – dont l’architectethéoricien Alessandro Mendini – annonce le Nouveau design italien incarné par Memphis.

Kazuyo Sejima, Hanahana, 1999, Driade
© Driade

Aux États-Unis, Robert Venturi achève en 1964 la maison Vanna Venturi, la première architecture postmoderne identifiée : « le premier bâtiment américain à proposer une rupture idéologique avec l’abstraction moderne tout en s’enracinant dans la tradition » selon l’architecte Peter Eisenman.
À la Biennale de Venise de 1980, l’hypothèse théorique du re-design d’Alessandro Mendini se confronte à celle du post-modernisme porté par Paolo Portoghesi.

Shigeru Ban, chaise L-Unit System, 2002, Cappellini
© Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais
/Georges Meguerditchian

LE PASSIONNÉ DE DESIGN

La passion mène à tout, y compris au design ! Marc Held – titulaire d’un simple brevet d’éducation… physique – œuvrera aussi comme photographe et architecte (dont un projet de tour à la Défense). Curieux par nature, le passionné nourrit souvent plusieurs pôles d’intérêt qu’il aborde d’abord en autodidacte avant pour certains d’y exceller.

Frank O. Gehry a façonné les principes de son « architecture en mouvement » au contact de l’avant-garde artistique californienne de la fin des années 1960 et des Seventies. Son goût insatiable pour l’expérimentation de matériaux industriels, prosaïques et peu dispendieux, s’est exprimé dans le mobilier.

Marc Held, fauteuil Culbuto et son repose-pieds, 1967, Knoll
© Knoll International

À ses débuts, l’auto-production de Ron Arad a flirté avec le ready-made et la sculpture métallique, puis s’est infléchi vers le meuble et le luminaire – expérimentaux ou de série. Son talent d’architecte se concrétise vraiment avec le nouveau millénaire.

Interrogeant tous le lien entre forme, fonction et usage, les réponses des passionnés surprennent en général quand elles ne décoiffent pas !

Michael Graves, bouilloire 9093, 1985, Alessi
© Alessi Archives

LE DESIGNER OCCASIONNEL

Le parcours de certains architectes – y compris des plus célèbres – ne croise qu’à peu d’occasions, parfois même qu’une seule, la route du mobilier. C’est le cas d’Isabelle Serre.

Alors étudiante en architecture, son fauteuil et sa chaise longue remportent l’appel à candidatures lancé en 1982 par le Mobilier national auprès des écoles d’art. Warren Platner s’est arrêté sur un coup de maître chez Knoll. Seuls deux projets sont connus des Viennois Coop Himmelb(l)au : le fauteuil-manifeste Vodöl – commande de Vitra – et l’autel de l’église Martin Luther à Hainburg. D’ailleurs, le mobilier sur-mesure destiné à une opération bien précise justifie souvent ce design occasionnel. La maîtrise globale des coûts a incité Georges Candilis et Anja Blomstedt à concevoir les meubles de l’Hexacube (unité de camping préfabriquée) et de la résidence-loisirs Les Carrats à Port Leucate. Hormis cinq « Eléments » pour le galeriste Philippe Gravier, Rudy Ricciotti ne peut en faire davantage qu’il n’en fait… pour Nemo.

Carlo Ratti Associati, Lift-Bit,
2016, avec le soutien de Vitra
© Carlo Ratti Associati,
photo : Max Tomasinelli

LE CHERCHEUR

L’histoire de l’architecture est étroitement liée à celles de la construction et de la technologie. Ces soixante dernières années ont été particulièrement innovantes. En tant que généraliste du bâtiment, les architectes collaborent avec de nombreux corps d’état et leurs bureaux d’études mais aussi avec des industriels et des artisans.

Selon leur inclination, les plus curieux ou perfectionnistes d’entre eux approfondissent les potentialités de certains matériaux – composites compris –, sources lumineuses ou outils numériques. D’autres explorent de nouvelles pistes structurelles ou (ré)imaginent postures et comportements.

Par son échelle réduite, le mobilier leur offre un terrain d’expérimentation presque infini, beaucoup moins onéreux et autorisant bien des libertés, voire des outrances. Si leurs recherches sont à l’origine de chefsd’œuvre architecturaux dômes géodésiques de Richard Buckminster Fuller, centre culturel Tjibaou de Renzo Piano – on leur doit également de vrais icônes du design – Panton Chair de Verner Panton, Platner Armchair de Warren Platner ou sofa Iceberg de Zaha Hadid !

La matière

Depuis la nuit des temps, la matière a façonné les formes habitées par les hommes et les animaux. Elle est ainsi au cœur de la conception architecturale.

À chaque matériau ses performances et donc ses utilisations. En maître d’œuvre expérimenté, l’architecte met sa matière grise au service de son art et de la recherche de performances techniques et formelles inédites. La chauffeuse Ghost de l’Italienne Cini Boeri « exploite » le potentiel formel et structurel d’une simple feuille de verre découpée et cintrée. En 1959, l’assise du Suisse Willy Gühl valorisait déjà la plasticité de l’amiante-ciment en partenariat avec Eternit.

Durant les sixties, l’apparition de nombreuses matières plastiques – qu’elles soient moulées, injectées, extrudées ou gonflables – a libéré la créativité des designers et des architectes !  « Fondu » de plastiques et de résines, Gaetano Pesce en est l’explorateur le plus flamboyant et engagé. Mais les deux crises pétrolières des seventies ont redéfini le recours aux dérivés pétrochimiques avant de promouvoir d’autres matériaux plus durables et renouvelables. Leurs expérimentations sont désormais multiples. L’Américain Eric Carlson compresse de l’épicéa pour en augmenter la résistance.

Les Brésiliens Fernando et Humberto Campana donnent une seconde vie à des chutes de bois, des branchages ou des fibres végétales. Le Japonais Shigeru Ban fait appel au bambou et au carton pour répondre à l’habitat d’urgence post-catastrophe Dominique Perrault préfère détourner la maille métallique alimentaire. L’Israélo-britannique Ron Arad est un « obsessionnel » de matières dont la « conquête » – amoureuse, y compris quand il les martyrise – enfante ses créations. Il joue avec elles pour décliner une pièce unique en édition limitée ou en série, passant avec un égal talent du métal – qui a forgé sa notoriété – aux matériaux de synthèse.

La structure

Formés durant leurs études à la statique, à la structure et à la résistance matériaux ainsi qu’à la technologie de la construction, les architectes sont civilement responsables – ainsi que leurs héritiers – durant trente ans de la structure de leurs constructions. Au-delà de l’obligation règlementaire, cette discipline est devenue pour certains une passion, un jeu, une signature, voire un manifeste, s’exerçant parfois jusque dans la création de  mobilier.

Porte-étendard de la modernité italienne, l’architecte rationaliste social Franco Albini (1905-1977) combattit l’académisme dès l’ouverture de son agence en 1931.

« C’est davantage par nos œuvres que nous répandons les idées que par nous-même. » Sa maîtrise structurelle lui permit l’audace de marier la fonctionnalité à « la poésie de la soustraction » qu’illustre à merveille « l’équilibre instable » de la bibliothèque Veliero qu’il réalise pour son domicile milanais en 1939.

Cette parfaite manipulation des règles complémentaires de la traction et de la compression s’exprime dans les tables de Théodore Waddell (713 et 714), de Philippe Chaix & Jean-Paul Robert ou d’Atelier Lavit (Reconvexo).

Les différents piétements de la table Arc de Norman Foster semblent rendre hommage aux incroyables couvertures de Felix Candela. Le lampadaire Arco des frères Castiglioni se joue lumineusement du porte-à-faux tout comme bien des meubles en marbre et béton d’Angelo Mangiarotti ou la récente bibliothèque Super_Position de Jean Nouvel. Sa précédente, Graduate suspendait ses étagères par des câbles à une « poutre » murale.

L’Impossibly thin table – plateau de 9,50 m de long pour 3 mm d’épaisseur – de Junya Ishigami défie les lois de la gravité grâce à la précontrainte. Le challenge est un excellent moteur de recherche ; la chaise la plus légère est passée à 960 grammes en 2010 grâce à la jeune Kiyomi Suzuki.

La lumière

Comment percevoir l’espace et le vide sans la lumière, qu’elle soit naturelle ou artificielle ? Ainsi pour Le Corbusier « l’architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes sous la lumière ». À travers le luminaire, les architectes se focalisent sur l’éclairage.

Le Danois Poul Henningsen (1894-1967) fut sans nul doute le pionnier en la matière, pour ne pas dire un « éclaireur ».
Dès 1925 et en collaboration avec l’industriel Louis Poulsen, il approfondit les relations entre « les structures de lumière », la reproduction des couleurs, les ombres et les reflets afin de satisfaire – en hédoniste convaincu – aux besoins de l’homme et de la Nature.

Durant les trois dernières décennies, les sources lumineuses ont considérablement progressé, passant des halogènes aux FOLED (Flexible Organic Light Emitting Diode) et à la Li-Fi (Light Fidelity), sans oublier le laser, les cristaux liquides ou la fibre optique. Parallèlement à cette amélioration qualitative de la lumière (température de couleur, diffusion…), l’appareillage – optique comprise – a été tout autant optimisé (miniaturisation, sans fil, consommation énergétique…).

Les luminaires ont ainsi fait leur révolution. Ils constituent pour les architectes une source d’inspiration quasi infinie y compris comme « signature » de leurs bâtiments, tel le projecteur Perroquet de Renzo Piano créé en 2000 pour la rénovation du Centre Georges Pompidou.
Explorateur né, le Suisse Philippe Rahm investigue aussi la lumière (focus Artemide). D’autres confrères lui ont consacré leur carrière (Carlotta de Bevilacqua, vice-présidente d’Artemide) ou une partie d’entre elle (Paolo Rizzatto et Riccardo Sarfatti, fondateur de Luceplan).

Le numérique

L’architecture dépend depuis toujours des mathématiques, des outils et des technologies indispensables à sa représentation et à sa mise en œuvre.

Au IIIe siècle avant J.-C., Euclide formule les bases de la géométrie. En 1637, René Descartes découvre la géométrie analytique tandis que la descriptive est inventée par Gaspard Monge vers 1770. Benoit Mandelbrot met à jour, en 1974, la mathématique fractale. Les équations algébriques en résultant permettent de décrire avec précision, et donc de construire, des architectures de plus en plus audacieuses.

En 1949, les ordinateurs se substituent aux calculateurs. Depuis, leurs puissance et rapidité ont augmenté de façon exponentielle. En 1957, Ettore Sottsass « designe » Elea 9003, le premier computer d’Olivetti. La DAO (dessin assisté par ordinateur) puis la CAO (conception assisté par ordinateur) vont se développer d’abord dans l’industrie spatiale et automobile dans les années 1970. Progressivement les ingénieurs puis les architectes s’approprient le numérique pour dessiner, puis concevoir des bâtiments. L’américain Greg Lynn et le laboratoire d’intelligence artificielle du M.I.T. s’intéressent dès 1993 à la morphogenèse avec production de maquettes stéréo lithographiques. Peu après, deux agences françaises approfondissent l’interaction entre l’architecture, l’homme et la technologie (dECOI) et entre la géographie, le territoire et l’ameublement (Objectile). L’exposition Architecture Non Standard du Centre Pompidou de 2004 offre un panorama international des « formes libres » issues de ces recherches, dont plusieurs pièces de mobilier. Le restaurant Le Georges conçu par Jakob+MacFarlane en concrétise le propos.

Le couplage entre la conception et la production assistée par ordinateur, la démocratisation des imprimantes 3D… ont démultiplié la créativité en autorisant la réalisation de formes complexes jusque là irréalisables. À savoir maintenant si toutes s(er)ont souhaitables.

La posture

En matière de mobilier, la posture qualifie, d’abord, la position du corps se l’appropriant. De préférence ergonomique et contemporaine, elle peut être une source d’inspiration. En témoignent la Soft Pad Chaise ES106 de Charles & Ray Eames (1964), le Tubo de Joe Colombo (1969/1970) ou encore Chairless d’Alejandro Aravena (2010).

Mais la posture est aussi sociétale, voire révolutionnaire du milieu des sixties à la fin des seventies. L’architecture et le design deviennent des médias pour libérer la parole, les corps et critiquer les valeurs d’une société conservatrice et consumériste. La fabrique des singularités est dès lors en marche.

Interpellés par le « graphisme d’utilité utopique » du groupe britannique Archigram mené par Peter Cook, Jean Aubert, Jean-Paul Jungmann et Antoine Stinco consacrent ensemble leur diplôme respectif à l’architecture pneumatique. En 1966, ils créent A.J.S. Aérolande pour commercialiser le mobilier gonflable qu’ils développent en parallèle. « Pour nous, le design était un espoir […] La modernité appartenait au champ de l’utopie, pas à celui de l’économie. La nature de nos créations était liée à la notion d’éphémère. »

Entre 1968 et 1969, le Sacco des Turinois Piero Gatti, Cesare Paolini et Franco Teodoro favorise les interactions entre les utilisateurs, tout comme la sculpturale Living Tower du Danois Verner Panton. Ce « paysage à vivre » permet d’expérimenter sur quatre niveaux des postures détendues et informelles.
« Serpent de lumière infini », le protéiforme luminaire Boalum de Livio Castiglioni et Gianfranco Frattini détourne le tuyau flexible d’un aspirateur.
« On arrête tout, on réfléchit et c’est pas forcément triste ! »

LE MOBILIER « SIGNATURE » 

Faire appel à un architecte « reconnu» résulte souvent d’une volonté d’offrir à l’opération une certaine visibilité et notoriété médiatiques. Sa « patte » doit donc s’y reconnaître – y compris en matière d’architecture intérieure et d’agencement. Dès lors, mobilier et luminaires « griffés » vont y concourir. De la marque de fabrique au marketing ? Du signe au signal et à la signature ?

Signer un lieu

Les pièces de mobilier sur mesure créées par les architectes le sont presque toujours pour l’un de leurs projets. Elles viennent en parachever l’architecture par leur adéquation parfaite, tandis que leur originalité les « distingue ».

La pièce unique ne surprend pas vraiment dans un lieu de culte telles la cathédrale de Tarente par Gio Ponti, la toute récente église d’Alvaro Siza à Saint-Jacques de la Lande ou la crèche itinérante de Sylvain Dubuisson. Il en est de même pour les institutions culturelles : chevalets de Lina Bo Bardi pour le Musée d’Art de Sao Paulo (MASP), ameublement de la Bibliothèque François Mitterrand par Dominique Perrault et Gaëlle Lauriot-Prévost. Renzo Piano sème son projecteur Perroquet (créé en 2000 pour la rénovation du Centre Georges Pompidou) dans ses projets, à la façon d’un lumineux jeu de piste planétaire.

Le sur-mesure est de mise dans l’hôtellerie. À l’Hôtel de Nell, Jean-Michel Wilmotte a tout dessiné jusqu’aux paumelles de porte. Très différents les uns des autres, tous les hôtels de Jean Nouvel font « l’éloge de l’ombre » à laquelle concourt leur mobilier ; il y décline souvent une nouvelle version de ses assises Elémentaire. Pour satisfaire au budget très serré de la Maison du Brésil à la Cité Internationale de Paris, Le Corbusier y a eu paradoxalement recours !

La restauration s’en délecte comme l’attestent le mythique Café Beaubourg de Christian de Portzamparc, l’Opéra d’Odile Decq à Garnier ou Enigma de RCR à Barcelone. Le mobilier identitaire est un outil de communication commercial : élégance à la française de celui de Rena Dumas et Denis Montel pour Hermès, agencement mouvant du Y’s Store de Ron Arad à Tokyo. Les particuliers sont tout aussi demandeurs. Pour meubler entièrement le loft tokyoïte d’un industriel forestier avec son propre bois, Eric Carlson a dû le compresser.

Signer une collection

L’amateur a souvent une âme de collectionneur ; des éditeurs y ont décelé une opportunité de promouvoir des séries plus ou moins limitées. On pense à la stratégie d’« art multiplié » prônée dès 1970 par Alberto Alessi pour la firme éponyme qu’étrenne deux ans plus tard Ettore Sottsass. Moult architectes prestigieux l’ont depuis rejoint au catalogue. Sawaya & Moroni a une approche semblable, quoique plus exclusive, dans le mobilier. Plusieurs pièces de ces deux éditeurs sont exposées dans de grands musées. Davantage liée à des luminaires spécialement conçus pour des projets architecturaux, la démarche d’Artemide est plus « opérationnelle ». Enfin, le Mobilier national poursuit les ambitions du Garde meuble royal en commandant à des créateurs de renom des pièces afin de meubler les palais de la République.

Pilotant Vitra depuis 1976, Rolf Fehlbaum y assouvit sa double passion pour le design et l’architecture. Certes, il édite du mobilier et des accessoires créés par des architectes, mais il a fait de son campus industriel de Weil-am-Rhein – ravagé par un incendie en 1981 – une collection à ciel ouvert d’architectures (halles de production et de stockage, centre de conférences, bureaux, musée, showroom…) signées par Grimshaw, Gehry, Ando, Hadid, Siza, Sanaa, Piano et Herzog & de Meuron.

Depuis une dizaine d’années, le chausseur majorquin Camper a demandé à un panel d’architectes (Kengo Kuma, Benedetta Tagliabue, Francis Kéré, Nendo…) ou de designers de lui dessiner différentes typologies de magasins qu’il panache dans une même ville ou pays. Les cosmétiques australiens Aesop vont plus loin en faisant de chaque boutique une œuvre unique d’architectes tels Ciguë, Schemata, Paulo Mendes da Rocha, Snøhetta, Vincent Van Duysen… Comme le fait le quatre étoiles madrilène Puerta America pour chacun de ses treize étages.

Signer un univers

Ne sont pas si nombreux les architectes ayant eu la chance d’avoir carte blanche pour concevoir et réaliser une opération conforme dans ses moindres détails à leur génie créatif. La villa Schröder à Utrecht par Gerrit Rietveld, la Maison de verre de Pierre Chareau à Paris ou la maison de campagne du galeriste Louis Carré à Bazoches-sur-Guyonne par Alvar Aalto en témoignent avec bonheur. Plus rares encore sont ceux dont l’œuvre dessine – projet après projet – un univers qui leur soit propre.
Antoni Gaudi est parvenu à imposer son refus de la ligne droite et son imaginaire naturaliste : immeubles, parc, basilique, mobilier urbain, ameublement et luminaires, quincaillerie, papiers peints, art de la table et bijoux. Hector Guimard y est aussi parvenu, en bonne partie grâce à l’essor du Métro parisien.

Plus récemment, peu d’architectes peuvent vraiment y prétendre. On doit à Ettore Sottsass une production tous azimuts des plus diversifiée mais qui fait preuve d’une inébranlable cohérence. Son radicalisme en a déconcerté, à tort, plus d’un mais il a su intelligemment surfer sur le temps, à la
manière de Picasso.

Parmi les postmodernistes, Michael Graves est sans doute celui qui a su insuffler sa vision du monde – non dépourvue d’humour et de dérision – dans un maximum de domaines, y compris médical quand il se retrouva paraplégique les treize dernières années de sa vie.

Mais l’exemple le plus probant est celui de Zaha Hadid à la pratique du design vraiment globale. On lui doit des sanitaires, de la robinetterie, des cuisines, des tapis et papier-peints mais aussi des chaussures, des combinaisons de sport, des montres, de la maroquinerie, des bouteilles de vin, des voitures, des panneaux publicitaires pour JC Decaux… « Le dessin fut un moyen de donner forme à mes idées » répétait-elle.

SINGULARITÉ BRÉSILIENNE

Jusqu’aux années 1940, le mobilier brésilien a été confiné au style colonial indo-portugais par le conservatisme autoritaire au pouvoir. Longtemps confidentielle, la production mobilière des architectes de São Paulo – d’esprit plutôt rebelle – séduit désormais le marché international par sa singularité indigène et naturelle, bref par son écologisme… prophétique.

Formé chez Lúcio Costa – le précurseur de l’architecture moderne brésilienne –, Oscar Niemeyer « tropicalise » le style international avec les courbes de l’église Saint-Françoisd’Assise de Belo Horizonte, son premier projet (1943).

En charge, à partir de 1950, de l’architecture de l’ensemble des institutions de la nouvelle capitale, Brasilia, il invite Sergio Rodrigues et Jorge Zalszupin à les meubler. Le mobilier généreux et vernaculaire du premier et la géométrie sensible et organique du second privilégient les matières indigènes, à commencer par le bois dont le pays compte sept cents essences rares.

L’Italienne Lina Bo Bardi émigre avec son mari à São Paulo en 1946. Engagée socialement, son architecture éthique métisse le rationalisme du mouvement moderne de poésie, de nature et d’authenticité locales. Sa propre maison, la Casa de Vidro, est construite en 1951 autour d’un arbre à pain. Par souci de convivialité et de sociabilité, elle crée le mobilier de ses bâtiments. Installé en 1955 à São Paulo, Paulo Mendes da Rocha y impose sa vision brutaliste de la modernité. Renonçant au superflu, il développe une subtile intimité spatiale et une liberté d’usage. Son mobilier à la limite de l’abstraction propose des formes simples et mémorables. En 1964, la junte militaire s’empare du pouvoir pour vingt et un ans. Oscar Niemeyer s’exile en France. Architectes, artistes et syndicalistes font le dos rond.

Depuis 1990, Fernando et Humberto Campana incarnent le renouveau du design national. Recyclant, détournant et anoblissant les matériaux pauvres du quotidien, leur travail se veut le fruit du chaos créatif brésilien !

L’EXCEPTION JAPONAISE

Par son isolationnisme insulaire et son expansionnisme guerrier, le Japon s’est tenu à l’écart de l’Occident et réciproquement jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Sa culture et ses modes d’habiter – auprès du sol et de la Nature – ont longtemps entretenu un rapport des plus particuliers au mobilier.

Son retour dans le concert des Nations et le miracle économique qui s’ensuivit à partir de 1960 renouvelèrent la fascination des Européens et des Américains pour le pays du Soleil-Levant, à l’image du japonisme de la seconde moitié du XIXe siècle.

Quasiment inconnue jusqu’à l’après-guerre, l’architecture contemporaine nippone a depuis rayonné bien au-delà de l’archipel. En témoignent les sept architectes japonais s’étant vus décerner depuis 1987 un Pritzker Prize. Arata Isozaki et Kisho Kurokawa ont été les premiers à construire à l’étranger, dès 1985. À ce jour, Tadao Ando, Toyo Ito, Kengo Kuma, SANAA, Shigeru Ban, Sou Fujimoto et l’Atelier Bow-Wow ont bâti en France.
Symbiose contradictoire et minimaliste entre tradition et modernité – empreinte de technologie et d’innovation invisibles –, leur architecture séduit d’autres cultures.

Il en est de même de leur design fait de sensibilité (kansei), d’harmonie (wa) et parfois de régression (kawai). « Le bon design est celui que comprend un enfant », résume Oki Sato du collectif nendo, également installé à Milan depuis 2005.
Shiro Kuramata y était aussi venu en 1981 pour faire partie de l’aventure Memphis avec son ami Ettore Sottsass. De nombreux industriels italiens ont depuis « japonisé » leur écurie de designers.

La nouvelle génération d’architectes promeut toujours l’audace et l’excellence du design nippon. La chaise en fibre de carbone CHERCHE MIDI de Kiyomi Suzuki ne pèse que 960 grammes. Long de 9,50 mètres, le plateau de l’Impossibly Thin Table de Junya Ishigami ne fait que 3 millimètres d’épaisseur.
Bref, quand le beau rencontre l’utile !

En savoir plus:

Le Mobilier d’architectes, 1960-2020

jusqu’au 30 septembre 2019

La Cité de l’architecture & du patrimoine

https://www.citedelarchitecture.fr

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